Six ans après «120 battements par minute», Robin Campillo revisite ses souvenirs d’enfance sur une base militaire à Madagascar. Un pur bonheur de cinéma
Ce film, qui n’a pas retenu l’attention du Festival de Cannes pour atterrir sans gloire à celui de San Sebastian, a été boudé par nos distributeurs pour finir repêché à Genève par les Cinémas du Grütli, en attendant – on l’espère – d’autres salles romandes subventionnées. Pas besoin d’aller chercher plus loin un exemple plus frappant de la relativité des sélections en festivals. Le seul «défaut» de L’Île rouge, de Robin Campillo, est en effet de n’avoir apparemment pas de scénario. En fait, il a bien mieux: une vraie écriture. La mise en scène des souvenirs d’enfance du réalisateur (Les Revenants, Eastern Boys, 120 battements par minute) à Madagascar est si inspirée, «proustienne» à sa manière, qu’on se sent littéralement transporté ailleurs, sans plus voir le temps filer.
En guise d’entrée en matière, une sorte de film pour enfants ferait presque croire qu’on s’est trompé de salle: il s’agit d’une aventure de Fantômette, l’héroïne masquée qui a fait le bonheur des lectrices de la Bibliothèque rose! Surprise, c’est Thomas, un garçon de 10 ans qui lit avidement et s’identifie, planqué dans sa cabane tandis que se prépare un repas au jardin. Suivent des plans qui montrent la vie à Madagascar en ce début des années 1970, et enfin le titre. Difficile de faire plus intrigant, avec déjà quelque chose d’enchanteur.
### Expérience de cinéma
Un peu plus tard, on apprend par les parents de Thomas, qui accueillent un couple de nouveaux arrivés, qu’ici c’est le paradis; puis, à l’école, que Madagascar est comme la France, juste en plus allongé; et par un général, pas encore trop inquiet, que la jeune république veut dénoncer ses accords avec son ancien colonisateur. Voilà, c’est donc à la fin d’un monde que nous convie Robin Campillo en revisitant tout ce qu’il a vécu à l’époque sans le comprendre vraiment, protégé par ce triple cocon qu’était sa famille, la base militaire et son statut privilégié de Blanc. Quant à la méthode, elle consiste à épouser le regard du garçon innocent mais curieux, qui observe tout. Et comme dans _Le Messager_ de Joseph Losey, ce point de vue limité devient un formidable moteur de mise en scène, aussi précise que suggestive. Mais encore faut-il une sacrée sensibilité pour transformer un tel non-suspense en une expérience de cinéma pleinement satisfaisante!Plutôt qu’avec ses deux frères aînés, Thomas traîne avec sa nouvelle copine Suzanne, une petite Asiatique qui a accès au mess des officiers et espionne avec lui le «bois des amoureux». Il ne manquera rien des tensions naissantes entre sa mère, beauté un brin évaporée, et son père, navigateur aérien d’origine espagnole plutôt macho. Le prêtre est un peu bizarre, tendance exorciste, le médecin se déguise en Père Noël, et Bernard, le jeune soldat fraîchement débarqué, abandonne sa compagne pour une beauté locale, Miangaly. Après combien de jours, de semaines ou de mois? Dans _L’Île rouge,_ le temps lui-même paraît devenir une dimension relative.
### Aveuglement des expatriés
C’est qu’ici le montage procède de manière plus poétique que logique. D’ailleurs, les aventures de Fantômette, qui démasque une société secrète, continuent en parallèle. La bague offerte à sa mère et les bébés crocodiles offerts par son père, la réalité et l’imaginaire, tout se mélange comme dans les vrais souvenirs. Et puis soudain la fin est là, il va falloir partir. Sorti la nuit déguisé tel son aventurière préférée, Thomas surprend le désarroi de Bernard avant que Miangaly, plus fataliste quant à leur relation, ne finisse par confondre le petit espion. S’ensuit un basculement du point de vue qui remet en cause tout ce qui a précédé: c’est avec elle qu’on terminera le film, pour un contrechamp saisissant à ce que l’enfant a pu voir.
**Rencontre:** [Nadia Tereszkiewicz, César du meilleur espoir: «Jouer dans un film, c’est une responsabilité»](https://www.letemps.ch/culture/ecrans/nadia-tereszkiewicz-cesar-meilleur-espoir-jouer-un-film-cest-une-responsabilite)
Certes, des _Confins du monde_ de Guillaume Nicloux à _Pacifiction_ d’Albert Serra, les propositions françaises «exotiques» n’ont pas manqué ces derniers temps. Mais un film aussi subtil sur l’aveuglement des expatriés et la fin inévitable de l’ère coloniale, en passant par l’apprentissage de la relativité en matière de genre, on cherche encore. Film touché par la grâce bien plus que bêtement virtuose, _L’Île rouge_ est une merveille.
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**L’Île rouge,** de Robin Campillo (France, Belgique, 2023), avec Charlie Vauselle, Nadia Tereszkiewicz, Quim Gutiérrez, Cathy Pham, 1h44. A voir aux [Cinémas du Grütli](https://www.cinemas-du-grutli.ch/films/43880-l-ile-rouge), Genève.