«L’enfant terrible» de l’industrie a quitté son bureau de la vallée de Joux. Le 1er janvier 2024, il sera remplacé à la tête de la manufacture du Brassus (VD) par l’Italo-suissesse Ilaria Resta. Du Locle à Meyrin, «Le Temps» l’a suivi durant sa dernière journée de travail
Sur la porte, il reste quelques traces de colle. La plaquette a été enlevée récemment. En franchissant le palier du bureau de François-Henry Bennahmias, on tombait nez à nez avec ce petit morceau d’aluminium. Gravée dessus, la phrase de Maître Yoda: «Do. Or do not. There is no try.»
Faire. Ou ne pas faire. Mais ne pas se contenter d’essayer. Une devise que le patron d’Audemars Piguet aura incarnée durant les onze années passées à la tête de la manufacture du Brassus (VD). Grande gueule, «enfant terrible», surdoué, authentique, la vanne facile, ce patron parti de rien – il a raté ses études puis sa carrière de golfeur et s’est lancé un peu par hasard dans le luxe – laissera derrière lui un héritage largement salué.
Les chiffres racontent une partie de l’histoire:
Sous son ère, la marque encore détenue par les familles fondatrices – une rareté – a changé de dimension, passant d’une discrète manufacture vaudoise à un groupe de luxe globalisé. Intégration de l’outil de production, restructuration de la distribution, réduction du nombre de références, lancement d’une nouvelle collection, ouverture d’un musée au Brassus… La révolution a été menée au pas de charge.
### **Sabre laser et émotions fortes**
Mais les chiffres ne disent pas tout. Il y a cette relation singulière que «François» a tissée avec ses collègues, cette culture qu’il a instillée dans l’entreprise. Employé par Audemars Piguet depuis 1994 (d’abord à Singapour, ensuite comme responsable du marché américain dès 1999, CEO depuis 2012), il a pris une place toute particulière dans la vie de cette marque. _Le Temps_ a pu le constater durant sa dernière journée, qui l’a conduit du Locle (NE) à Meyrin (GE) en passant par Le Brassus.
On imagine le dernier jour d’un patron comme une suite de discours un peu formels durant lesquels on répète quelques banalités sur l’avenir de l’entreprise et on s’assure de n’oublier personne dans les remerciements. Bien sûr, il y a eu un peu de cela. Mais durant ce mercredi 20 décembre, il y a également eu des swings de golf depuis le toit d’une manufacture, un sabre laser, de brefs cours de boxe, un FaceTime avec la star anglaise Ed Sheeran, un cœur sur un contrat et un pari à 1 million de dollars.
Surtout, au fil de la journée, on a perdu le compte des employés qui sont venus, les larmes aux yeux, offrir des cadeaux au patron et le serrer dans leurs bras. Chez Audemars Piguet, «François est comme la _mama_ d’une famille italienne», selon les mots de la future directrice générale, Ilaria Resta. Pour «honorer son sens de la famille», elle lui offrira d’ailleurs un pull noir sur lequel il est écrit qu’il reçoit la nationalité italienne honoraire (il le portera sur les épaules toute la journée).
### **Un petit-déjeuner au Locle**
Le Locle, 8h. Il fait encore nuit quand François-Henry Bennahmias et Ilaria Resta retrouvent les dirigeants de Richard Mille pour un petit-déjeuner dans la manufacture qui fabrique des calibres pour les deux sociétés. L’occasion pour lui de recevoir une caisse de champagne et d’assurer à la marque française (dont Audemars Piguet détient 10% du capital) que la collaboration se poursuivra. Puis Joao Castro Vide, patron de l’usine, prend son chef par le bras pour monter à l’étage, d’où résonnent déjà des accords de rock; certains membres du personnel ont sorti les instruments.
Là-haut, quelque 180 employés portant des bonnets de Noël écoutent le patron pour la dernière fois. «On entend partout que le monde va mal. C’est vrai. Mais notre monde à nous va plutôt bien…» Après avoir évoqué cette «dixième année record sur 11» _(applaudissements)_, il fait venir l’une de ses collègues vers lui. Il la place en position de boxe et lui demande instinctivement de réagir aux mots «protection» (elle met ses bras devant le visage) et «victoire» (elle lève les bras au ciel). «Dans une période comme celle-ci, où les choses se durcissent même pour l’horlogerie, on aurait tendance à protéger nos acquis et à nous refermer. C’est ce que feront nos concurrents. Et c’est justement ce que l’on ne doit pas faire. On doit ouvrir nos bras!» _(Applaudissements.)_
Il évoque sa successeure: «Elle est humaine et authentique, elle a un paquet d’idées et je n’ai jamais vu quelqu’un rentrer aussi vite dans la marque. Promis, vous êtes entre de bonnes mains. Si je ne le pensais pas, je n’aurais pas fait les cinq derniers mois avec elle.» A son tour, Ilaria Resta fait d’abord un clin d’œil à son nom – qui signifie presque littéralement «rester heureuse» en italien –, offre le fameux pull à son futur prédécesseur et insiste: «Je suis au centre de l’organisation pour vous faciliter la vie, je suis à votre disposition, je suis votre _servant leader!_»
### **Des balles et des manufactures**
Les deux responsables font ensuite crier les 180 personnes – «Pour Audemars Piguet, faites du bruit!!!» – et leur demande de les rejoindre. Ensemble, ils forment une gigantesque mêlée dans laquelle tout le monde se met à chanter en bondissant sur place.
Les apprentis amènent ensuite un tapis de golf sur lequel Ilaria Resta réalise quelques exercices. Puis Joao Castro Vide les emmène sur le toit de l’usine. Là-haut, dans ce glacial matin d’hiver, un tapis vert a été fixé sur les graviers et conduit à une petite estrade. Le club de golf est prêt. «Depuis le premier jour, tu m’as dit que tu voulais taper des balles sur les manufactures concurrentes», plaisante le directeur du site, manifestement content de son coup. François-Henry Bennahmias s’échauffe sous les yeux de sa successeure, aussi surprise que lui.
Quelques swings plus tard, la porte-parole conclut l’interlude. Dans le hall, tous les employés font une haie d’honneur. Certains sont en larmes. François-Henry Bennahmias serre 180 mains une à une.
### **Les larmes du patron**
Dans le minibus, le patron est ému. On lui demande pourquoi cette collaboratrice vient de le prendre si longuement dans ses bras. Il n’en dit pas trop, mais on comprend que, parmi les personnes venues le saluer, certaines lui doivent beaucoup. Professionnellement et personnellement. Pris par l’émotion, il tourne les yeux vers la fenêtre. Il se met à pleurer.
Assise à côté de lui, Ilaria Resta change élégamment de sujet. Elle raconte sa passion pour le tennis, sa visite mystère dans une boutique Audemars Piguet quand elle n’était encore que candidate, soutient que, même en ayant une paire d’as dans la main, on ne gagne pas toujours la partie de poker. Nous dit combien ces rencontres sont autant d’occasions pour elle de mesurer l’attachement des employés à «François». «Je n’ai pas l’arrogance de vouloir le remplacer, mais je veux faire fructifier cet héritage.»
A l'arrivée au Brassus, les rencontres suivent le même schéma: les années record, le petit cours de boxe, le «Pour Audemars Piguet, faites du bruit!!!», le pull et l’anecdote sur la «_mama_ italienne»… Dans un parking, un horloger costaud comme une armoire à glace et barbu comme un hipster a les yeux terriblement mouillés. Il serre le patron dans ses bras et insiste pour faire un selfie. Ils sont des dizaines à faire la queue pour pouvoir dire au revoir et merci à «notre François». Lui est dans son rôle: il distribue sourires, bons mots et accolades viriles avec générosité.
Pendant un repas italo-français dans le hall du musée, François-Henry Bennahmias sort répondre au coup de fil du musicien Ed Sheeran. «C’est devenu un ami, il savait que c’était mon dernier jour et voulait me faire un clin d’œil.» A l’heure du départ, on lui remet un sac rempli de montres et il faut encore signer une dizaine de documents. Arrivé à la dernière feuille, il demande: «C’est sûr, c’est le dernier truc que je signe comme patron?» Il dessine un grand cœur autour de son paraphe et écrit «_Nothing but love_» sur le contrat.
Dans le minibus, on l’interroge quand même sur ce sac de montres. «Ce sont les miennes. J’ai demandé à ce qu’on remplace toutes les masses oscillantes par de petits Yoda.» Il a tout payé de sa poche. Et il insiste pour qu’on l’écrive.
### **Un million pour un quantième**
En route, on parle de sa relation avec le conseil d’administration, avec son comité de direction. Et de son futur. Il résiste. De l’horlogerie? Du luxe? Du sport? Il lâche quelques infos à la seule condition d’éteindre l’enregistreur. Ce que l’on retient, c’est qu’à 59 ans, François-Henry Bennahmias n’a pas dit son dernier mot. On entendra à nouveau parler de lui d’ici quelques mois. «Là, je n’arrive plus à dormir depuis des semaines… Je payerais cher pour faire quelques nuits de 15 heures.»
Le trajet est propice aux souvenirs. Une anecdote sur son passage à New York? Un jour, dans la boutique, un client indien est venu demander un rabais de 30% sur un quantième perpétuel. «Il parlait fort, faisait beaucoup de bruit. Mon bureau était au-dessus de la boutique et je suis descendu voir ce qu’il se passait. Il affirmait qu’il pourrait avoir un tel rabais quelques rues plus loin, chez un détaillant. Comme je connaissais très, très bien tous nos stocks, je savais que ce n’était pas possible. J’ai demandé à toutes les personnes présentes dans la boutique de se taire et, devant tout le monde, j’ai proposé au client de parier 1 million de dollars qu’il n’arriverait pas à avoir cette montre dans l’heure.» Le client est parti, sans la montre et sans parier.
C’est que François-Henry Bennahmias est joueur. Il a refait le coup du pari avec Ilaria Resta ces dernières semaines – mais pas pour 1 million de dollars. L’enjeu? Un match de tennis en double (lui jouait avec son coach, elle avec leur secrétaire général). Les perdants ont dû porter un écriteau sur lequel était marqué «perdants» autour du cou pendant 24 heures. C’est lui qui a gagné, et les panneaux sont toujours sur la table de la direction dans le quartier général du Brassus.
Dernier arrêt: l’usine de Meyrin. A quelques variations près – le cadeau est cette fois un sabre laser plus vrai que nature –, la séquence se déroulera comme les autres. Des brassées d’émotions, des files d’attente pour serrer le patron dans ses bras. Comme ailleurs, on ne détecte ni cynisme ni ironie dans les yeux des employés. Juste de l’émotion et de la reconnaissance. Ce qui en dit au moins autant que les chiffres sur ce que François-Henry Bennahmias laissera dans les couloirs de cette manufacture – en plus des quelques traces de colle sur la porte.
«Je voulais être le meilleur patron de l’histoire d’Audemars Piguet», a-t-il lâché durant l’un des trajets en minibus. Assise à côté de lui, la future patronne a souri. Sans rien ajouter.
