David et Goliath: le pouvoir invisible des investisseurs obligataires défie les gouvernements
Les actionnaires disposent d’un levier clé pour influencer la stratégie des entreprises dans lesquelles ils investissent: les droits de vote. Les investisseurs obligataires, eux, n’en bénéficient pas, mais ils ne sont pas pour autant dépourvus de moyens d’action. L’administration américaine de M. Trump en fait actuellement l’amère expérience
Le terme «bond vigilantes» a été forgé dans les années 1980 par l’économiste Ed Yardeni pour désigner ces investisseurs obligataires qui, en vendant massivement des titres d’Etat, sanctionnent les gouvernements menant des politiques budgétaires ou fiscales jugées laxistes ou inflationnistes. Ces ventes font grimper les rendements et renchérissent le coût de la dette publique, forçant ainsi les autorités à plus de rigueur budgétaire. Ce mécanisme s’est illustré au début des années 1990: alors que le Trésor américain faisait face à un double déficit et à des craintes sur la hausse des dépenses sous l’administration Clinton, le rendement des obligations à 10 ans est passé de 5% à près de 8% entre 1993 et 1994.
Si la réincarnation existe, j’aimerais revenir sur terre sous la forme du marché obligataire. Vous pouvez intimider tout le monde
James Carville, conseiller de Bill Clinton
L’intervention croissante des banques centrales sur les marchés a ensuite atténué le rôle des bond vigilantes pendant plusieurs décennies. Mais leur influence est revenue sur le devant de la scène au début des années 2020, avec le retour de l’inflation et l’aggravation des déficits publics. Depuis quelques mois, la pression s’est accentuée: les rendements du Trésor américain se sont envolés, les bond vigilantes imposant une discipline de marché face à des dérapages jugés dangereux. Leur action, bien que non coordonnée, force à des ajustements parfois douloureux.
Les inquiétudes des investisseurs obligataires se manifestent à plusieurs niveaux sur le marché américain. Malgré une politique monétaire toujours accommodante de la Réserve fédérale, les rendements ont bondi: celui des obligations à 30 ans a dépassé 5%, tandis que celui des obligations à 10 ans flirte avec 4,50%.
Dans le même temps, la différence de rendement entre les taux interbancaires et les taux gouvernementaux (swap spreads) s’enfonce davantage en territoire négatif (-0,55%). Autrement dit, les investisseurs exigent aujourd’hui 0,55% de plus pour prêter au gouvernement américain sur 10 ans que pour un swap de taux équivalent. La prime de risque des obligations d’entreprise (corporate spreads) suit la même tendance: pour les sociétés américaines de catégorie «investment grade», elle se situe dans la fourchette basse des cinq dernières années, à 0,91%.
Quelles conséquences pour les entreprises américaines?
Emprunter sur le marché domestique devient de moins en moins attractif: les rendements sont élevés et volatils, tout comme le dollar. A cela s’ajoutent la perte de sa notation AAA sur les bons du Trésor par Moody’s et des inquiétudes croissantes sur la soutenabilité de la dette. Selon le Bureau du budget du Congrès (CBO), le coût annuel du service de la dette pourrait désormais dépasser celui du budget de la défense (870 milliards de dollars contre 895 milliards), tandis que les ambitions fiscales du gouvernement ne font qu’aggraver la situation. Comme l’a résumé le représentant républicain Warren Davidson: «La croissance des déficits accroît le risque de défaut.»
Face à ce contexte, de nombreuses grandes entreprises américaines se tournent vers l’Europe pour émettre de la dette: elles y trouvent plus de stabilité, des rendements inférieurs et une forte demande, alors que la BCE s’apprête à poursuivre la baisse de son taux directeur.
Prenons l’exemple de Pfizer. En 2020, le groupe a émis une obligation en dollars à 10 ans avec une prime de 185 points de base (pdb) au-dessus du rendement du Trésor américain et le coupon était de 2,625%. En 2023, il a réitéré l’opération avec une prime de risque réduite à 125 pdb (preuve d’une amélioration de sa qualité de crédit), mais le coupon atteignait alors 4,75%. Cette différence s’explique par la forte remontée du rendement du Trésor américain à 10 ans, passé de 0,70% à 3,65% en trois ans. Aujourd’hui, malgré une prime de risque encore réduite (85 pdb), PFIZER paierait un coupon de 5,30% !
En mai, le géant pharmaceutique a par conséquent opté pour le marché obligataire européen, émettant 750 millions d’euros à 12 ans avec un coupon de 3,875%. Certes, cela implique de gérer le risque de change, mais PFIZER, entreprise mondiale, dispose de flux de trésorerie en euros et peut ainsi concilier ses financements avec ses besoins. La différence est notable: la charge d’intérêt totale de l’obligation en euros avoisine 290 millions d’euros, contre près de 400 millions de dollars si l’émission avait eu lieu en devise américaine.
Cette année, les émetteurs américains ont déjà levé plus de 83 milliards d’euros sur le marché européen, soit une hausse de 35% par rapport à 2024, la plus rapide jamais enregistrée. Fait inédit: il y a désormais plus de dette d’entreprises américaines (Reverse Yankee) que françaises sur le marché obligataire européen.
Si les bond vigilantes poussent les rendements du Trésor américain vers de nouveaux sommets, les entreprises américaines bénéficient, elles, de la baisse de leurs primes de risque et de conditions financières plus favorables de ce côté-ci de l’Atlantique. Pour les investisseurs obligataires, cette dynamique offre de nouvelles opportunités en matière de diversification et d’options d’investissement.