Métro, boulot, burn-out, l’épuisement professionnel raconté de l’intérieur
L’envahissement de la vie privée par la sphère professionnelle est courant dans les situations d’épuisement au travail. Certains signes avant-coureurs permettent de le prévenir. Récit d’un cas devenu de moins en moins rare
«J’étais pourtant bien parti, avec une motivation énorme et la volonté de gravir les échelons au mérite, en m’impliquant à fond pour prendre de plus en plus de responsabilités», raconte Théo*, 31 ans, chef de projet dans le secteur du marketing. «Ironiquement, en y repensant, je crois que c’est en partie cette motivation qui m’a mené au burn-out. Avec le temps, j’ai donc appris à gérer mon enthousiasme professionnel pour ne plus me griller. Et surtout à mieux négocier ma charge de travail avec ma hiérarchie. Car à force de toujours dire oui, ou plutôt de ne pas oser dire non, on peut s’enfoncer dans un rythme insoutenable.»
Entre privé et professionnel, une vie sur le fil. Nos articles
Nous n’avons jamais autant parlé d’équilibre entre vie privée et vie professionnelle et pourtant, les travailleurs épuisés sont en constante hausse. Quels sont donc les enjeux en présence, et quelles solutions? Eléments de réponse dans notre série d’articles.
Le cas de Théo reflète une réalité qui semble être devenue de plus en plus commune dans le contexte professionnel actuel. Motivation, hyperdisponibilité, prise de responsabilités, valorisation professionnelle et sociale, stress stimulant puis chronique, rupture sociale progressive, basculement vers l’épuisement. Puis reconstruction, en prenant en compte les enseignements de l’expérience.
En Suisse, les derniers chiffres de l’OFS indiquent que la proportion de personnes déclarant éprouver du stress au travail a augmenté au cours des dix dernières années, passant de 18% en 2012 à 23% en 2022. Par ailleurs, plus de la moitié des travailleurs stressés (53%) souffrent également d’épuisement émotionnel, ce qui les expose davantage au risque de burn-out.
Des débuts grisants
Après des études de Lettres à l’Université de Lausanne, Théo navigue pour faire son entrée sur le marché de l’emploi en enchaînant des stages dans le secteur de la communication. Il voyage ensuite quelques mois avant de rejoindre une entreprise active dans le domaine du marketing établie dans l’Arc lémanique. Le travail est stimulant, Théo est motivé et disponible, sa hiérarchie le remarque et lui confie progressivement des projets et les responsabilités qui vont avec. Tout va bien.
Assez vite, il se retrouve à piloter plusieurs projets simultanément pour différents clients de l’agence. A ce moment-là, le stress est encore positif et stimulant. Théo a de la ressource et prend volontiers du travail en soirée et un peu durant les week-ends pour rester à jour. Après quelques mois, la fatigue commence à se faire de plus en plus présente. Son couple qui bat de l’aile n’arrange pas les choses. Un premier décrochage intervient. «Je manquais certainement de sommeil car mes nuits étaient de plus en plus courtes et je suis tombé malade, rien de spécial ni d’alarmant à l’époque», évoque Théo.
Après une semaine d’absence, il retourne travailler. Sa motivation est encore intacte. Mais progressivement, il commence à s’éloigner de son cercle social. Il finit aussi par rompre avec sa copine. Il ne s’en rend pas tout de suite compte et quand ses amis et sa famille lui font remarquer son manque de disponibilité, il ne perçoit pas les choses de la même manière. Pour lui, il est simplement fatigué parce qu’il s’implique beaucoup dans ses projets professionnels. Quand il ne récupère pas, il travaille, soirées et week-ends compris. Son rythme de vie est alors une sorte de travail constant, sans vraie coupure ni interruption. Il se réfugie aussi dans le travail pour passer le cap de la rupture avec son ex-petite amie. «La dimension sociale qui nous lie à notre famille et à nos amis s’entretient. Je le comprends maintenant. A l’époque, je ne me rendais pas compte que je me coupais de mon cercle social. Pour moi, il était toujours là, et je ne me sentais pas isolé, mais simplement en retrait temporaire avant de pouvoir le réintégrer une fois le gros du travail terminé.»
Fausse bonne idée
Le problème, c’est que le gros du travail ne se termine pas. Quelques mois passent encore avant que Théo ne retombe malade. Cette fois, il sent qu’il commence à ne plus éprouver la même chose pour son emploi. Le stress n’est plus stimulant mais épuisant, voire paniquant par moments. Lorsqu’il songe au volume de travail qui l’attend constamment, son estomac se noue. En particulier dans un secteur demandeur qui implique aussi du travail durant certains week-ends puisque les campagnes de marketing qu’il gère comprennent parfois la supervision d’événements promotionnels se déroulant en dehors de la semaine. Durant sa courte absence, alors qu’il continue à travailler officieusement durant son congé maladie de sa propre initiative, son efficacité baisse clairement. Sa hiérarchie le remarque à son retour et lui propose de pouvoir compter sur l’aide d’un stagiaire qui rejoint l’entreprise au même moment.
Ce qui semble une bonne idée au premier abord devient rapidement un facteur décisif dans le basculement vers l’épuisement professionnel. «Le problème, c’est que j’ai dû former le stagiaire qui, logiquement, ne connaissait pas encore toutes les ficelles du métier, évoque Théo. Il n’y pouvait rien bien sûr, mais pour moi il est rapidement devenu une charge de travail supplémentaire. C’est là que j’ai lâché.»
Cette fois, son médecin lui diagnostique un syndrome d’épuisement professionnel et le met en arrêt maladie pour trois semaines. Il passe cette période dans son canapé, entre épuisement et désorientation. «Je me souviens de ces trois semaines comme dans une sorte de brouillard. Mon rythme de vie était complètement perturbé. Je dormais la journée et ne trouvais plus le sommeil la nuit. Je mangeais mal. Mon hygiène de vie était clairement mauvaise et cet arrêt m’a surtout permis de réaliser à quel point mon travail avait fini par me détraquer.»
Nouveau départ
Après son arrêt maladie, Théo ne retourne pas au travail et démissionne. Il s’inscrit au chômage avec une pénalité puisqu’il quitte son emploi. Mais il profite au moins d’un cadre qui lui permet de se reconstruire en redéfinissant ses priorités. Trois mois plus tard, il réintègre une structure, toujours active dans le secteur du marketing, mais à temps partiel. Parallèlement à sa nouvelle activité d’employé à 60%, il se lance comme indépendant.
«J’ai bien sûr gagné un peu moins bien ma vie durant mes premiers mois de reprise, indique Théo. Mais j’ai gagné en qualité de vie, en particulier grâce au temps que je répartis mieux entre travail et vie privée.» Son activité d’indépendant lui permet aussi de se sentir davantage en adéquation avec ses valeurs. Il s’implique depuis pour défendre une philosophie professionnelle qui lui correspond. Avec plusieurs mandats acquis en quelques mois, il envisage même de pouvoir réduire prochainement son temps de travail en tant qu’employé à 50%. Son objectif n’étant pas forcément de faire de son travail d’indépendant son activité principale, mais de bénéficier d’une plus grande souplesse entre la vie d’employé et la liberté de l’autoentrepreneur.
Avec le recul, Théo réalise que son burn-out aurait pu être évité. Son employeur aurait pu être plus attentif. Mais il sait aussi qu’il n’a pas assez communiqué pour faire connaître son problème. En même temps, cette expérience lui a beaucoup apporté, notamment en matière de gestion de l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle. En termes de responsabilité, il ne blâme d’ailleurs pas son ancien employeur. «Je pense qu’il était difficile pour mes chefs de comprendre ma situation puisque je ne leur ai quasiment jamais avoué être en détresse. Je me suis senti un peu piégé par moi-même puisqu’au départ c’est moi qui me suis activement manifesté auprès de ma hiérarchie pour prendre des projets et des responsabilités dans l’entreprise. Je me voyais donc difficilement leur dire par la suite que je n’en pouvais plus.»
Pour avoir un éclairage scientifique sur le cas de Théo*, nous avons partagé son récit avec Nadia Droz, psychologue spécialisée en santé au travail et membre de l’association Psy4work. Pour l’experte en accompagnement du burn-out, le cas de Théo s’avère «symptomatique d’un monde du travail qui prône l’hyperdisponibilité. Il est possible de définir un profil type concernant les personnes les plus enclines à faire un burn-out, mais cela renforce le regard sur les individus plutôt que sur les contextes qui le provoquent. En termes de prévention, il est donc essentiel de s’intéresser au contexte qui déclenche une situation d’épuisement professionnel. Dans le récit de Théo, plusieurs facteurs sont réunis, à commencer par le fait qu’il travaille dans une entreprise qui le surcharge tandis que lui-même tend à être surinvesti. Ses problèmes de couple contribuent à créer un contexte difficile.»
Quand le stress positif devient chronique, il faut être en mesure de déployer davantage ses ressources et réduire les contraintes. Sport, loisirs, activités sociales entre amis ou en famille en sont autant d’exemples. «Dans ma pratique, je constate très souvent que les personnes en situation d’épuisement professionnel disposent initialement de ces ressources, mais qu’elles ne savent plus les mobiliser, justifiant une période de travail intense les empêchant temporairement de le faire, poursuit Nadia Droz. D’où le fait que le parcours de guérison passe entre autres par le réapprentissage du déploiement de ces ressources.»
L’isolement social constitue un autre signe avant-coureur qui ne doit pas être pris à la légère. Ce stade correspond d’ailleurs à une phase avancée dans le processus d’épuisement. De même que la perte d’efficacité au travail. Pour la psychologue, c’est notamment à ce moment que l’employeur doit se montrer attentif. Dans le cas de Théo, la mise à disposition du stagiaire est une fausse bonne idée flagrante et, malheureusement, plutôt commune. «Si la démarche peut sembler bienveillante, elle peut aussi traduire une maladresse de l’employeur qui confie trop tardivement la formation d’un nouveau collaborateur à un employé déjà épuisé.»
Généralement compris entre trois à six mois, l’arrêt qui suit un burn-out doit ensuite mener à une reprise en douceur. Chez Théo, sa prise de conscience quant à sa surcharge passée s’avère salutaire, de même que son retour au travail à temps partiel. «Le recours au chômage reste discutable en termes de responsabilité, observe Nadia Droz. Si la démarche est honorable du côté de l’ex-employé, elle l’est moins du côté de l’employeur, dont l’implication concernant le burn-out mériterait de participer à la phase de récupération du collaborateur par l’intermédiaire d’un arrêt maladie à défaut d’avoir réussi à le prévenir.»