
CHRONIQUE. La première économie du monde est en train de caler, mais elle est maintenue à flot par le boom de l’intelligence artificielle, qui ne dope donc pas seulement les marchés. Ce n’est pas une bonne nouvelle
Une nouvelle religion s’est emparée du monde financier. Elle repose sur la croyance que l’intelligence artificielle apportera des réponses à tout. L’IA maintient les marchés en mode haussier, elle alimente l’idée que les tendances actuelles vont se poursuivre et donne l’illusion que l’économie américaine se porte bien. Mais ce n’est qu’un gigantesque camouflage, affirme l’économiste canadien David Rosenberg, l’un des rares à prévoir un ralentissement économique. Le vétéran de Wall Street estime que l’économie américaine est en train de tomber à plat, ce qui est une manière charitable d’éviter d’employer le mot «récession», a-t-il récemment expliqué dans le podcast Thoughtful Money (en anglais).
Ce n’est pas un hasard si l’épisode s’appelle «Toutes les bulles éclatent». Rosenberg se dit convaincu à 99,999% que nous nous trouvons dans une bulle et qu’à un moment elle explosera, comme cela s’est toujours produit dans l’Histoire.
Tout le reste stagne
Le véritable problème, cependant, est que cette euphorie pour tout ce qui touche à l’IA dissimule le ralentissement de l’économie américaine depuis un an, avec une croissance qui se révélera probablement nulle aux 3e et 4e trimestres cette année.
Une autre vue, plus consensuelle, consiste à croire que même si les marchés se trouvent à des sommets historiques, leur hausse va se prolonger longtemps lorsque l’agenda pro-business de Trump commencera à déployer ses effets sur l’économie américaine.
Depuis deux ans, le boom des investissements dans l’IA alimente directement ou indirectement toute la croissance américaine, notamment via la construction de data centers, mais tout le reste de l’économie stagne, affirme le Canadien. Mi-septembre, 40% de l’économie américaine se trouvait en expansion. Fin octobre, c’est 18%, soit autant qu’à l’été 2008 ou à l’hiver 2009, deux périodes de crise.
L’économie en forme de K
L’emploi s’est contracté sur trois des quatre derniers mois, les prix de l’immobilier résidentiel ont été orientés à la baisse pour cinq mois consécutifs et le secteur manufacturier se trouve en contraction, pas aidé par la faiblesse des exportations. La frénésie de l’IA a exclu les investissements dans les autres secteurs. La consommation tient, mais seulement parce que les ménages puisent dans leur épargne (sans cela, la consommation en termes réels aurait reculé de 1,2% sur les cinq derniers mois). Le consommateur affiche d’ailleurs un niveau de pessimisme rarement vu dans l’histoire de l’indice de l’Université du Michigan.
Autre raison, les 10% des Américains les plus aisés dépensent les revenus qu’ils retirent de la progression des valeurs technologiques à la bourse. C’est ce qu’on appelle «l’économie en forme de K», lorsque certains groupes ou secteurs connaissent une embellie (c’est la barre du K orientée vers le haut) et que d’autres voient leur situation se dégrader (représentés par la barre qui pointe vers le bas).
Mais en même temps, plus d’un sondé sur deux par cette université s’attend à ce que les marchés financiers continuent à progresser. Les investisseurs anticipent que l’IA fera bondir les bénéfices des entreprises de 15% par an en moyenne jusqu’en 2030 – deux fois la moyenne historique. Là aussi, c’est une affaire de camouflage, puisqu’un nombre limité de valeurs liées à l’IA tirent l’ensemble de la cote.
Continuer à surfer?
Ce qui amène à la vraie question de toute cette histoire: combien de temps durera la déferlante de l’IA? Il est notoirement impossible de deviner le sommet d’une bulle, mais nous sommes probablement déjà dans les prolongations du match, estime encore David Rosenberg. Problème: il n’y aura pas de coup de sifflet final pour nous prévenir.
Cette accumulation de craintes devrait pousser à sortir du marché, mais la bulle internet de la fin des années 1990 distille le doute. Entre 1995 et mi-1999, le Nasdaq avait été multiplié par 3,4, ce qui ne l’a pas empêché de doubler à nouveau lors des sept derniers mois du gonflement de la bulle, selon la banque Bordier. Avant de perdre 80% entre début 2000 et fin 2022. Aujourd’hui, les actions américaines ont été multipliées par 4,5 depuis la crise financière de 2008, tandis que les actions mondiales hors Etats-Unis ont gagné 20% seulement. La période de surperformance est donc déjà considérable.
Mais David Rosenberg n’affirme pas que tout va s’écraser demain. Il n’exclut pas que la vague de l’IA porte encore les marchés peut-être des années, mais il important de comprendre l’environnement dans lequel on se trouve, conclut-il.