Investir dans l’armement, entre performance et éthiqueDans le sillage du réarmement prévu de l’Europe, le secteur de la défense flambe en bourse. Autrefois exclu par les investisseurs pour des raisons éthiques, il bénéficie aujourd’hui d’une nouvelle approche, mêlant pragmatisme et durabilité Les armes sont un peu comme les chasseurs: il y a les bonnes et les mauvaises. Les premières sont très recherchées en ce moment afin de protéger l’Europe contre une éventuelle agression russe. Les secondes sont utilisées pour abattre des civils à Gaza ou sont interdites par des traités internationaux. Sauf que lorsqu’on investit dans le secteur de la défense, il n’est pas facile de distinguer les unes des autres. Dans le contexte géopolitique actuel, investir dans l’armement est devenu très populaire depuis que les Etats-Unis ont remis en question la protection qu’ils ont accordée depuis des décennies à l’Europe. De nombreuses banques ou sociétés de gestion ont ainsi lancé des fonds ou d’autres produits financiers pour s’exposer au mouvement de réarmement décidé sur le Vieu-Continent. Parmi ces acteurs, deux sociétés genevoises, Decalia et l’UBP, expliquent comment elles comptent s’assurer que leurs clients n’investissent que dans de «bonnes» armes. La géopolitique au cœur des investissementsDébut mars, l’Union européenne (EU) a approuvé un plan à 800 milliards d’euros (753 milliards de francs) visant à soutenir l’Ukraine et à renforcer les capacités de défense de 27 Etats membres. Fin juin, les 32 pays de l’OTAN s’engageaient à consacrer 5% de leur PIB à ce secteur, répartis entre 3,5% pour la défense «pure» et 1,5% dans des infrastructures comme la mobilité militaire ou la cybersécurité. «Depuis la crise financière de 2008, puis le covid et l’invasion de l’Ukraine, la géopolitique est devenue le principal facteur lorsqu’on produit des prévisions économiques ou que l’on investit», estime Beat Wittmann, président de la société de conseil Porta Advisors, qui s’attend à ce que le secteur européen de l’aérospatial et de la défense continue à surperformer largement le marché général pour les cinq à dix prochaines années. «Les mentalités ont évolué vis-à-vis de la défense. Dans un passé récent, les investisseurs institutionnels ne pouvaient pas investir dans ce secteur, mais l’illusion d’une entente entre les peuples a été balayée par la conquête territoriale menée par la Russie en Ukraine. Disposer d’une capacité de dissuasion est maintenant perçu comme une nécessité, puisque le soutien américain n’est plus assuré», résume Roberto Magnatantini, gérant d’un certificat sur le secteur lancé par la société de gestion genevoise Decalia il y a près d’un an.
En résumé, la demande supplémentaire de systèmes d’armement va nécessiter des investissements massifs, auxquels le secteur privé doit contribuer. La (re-)naissance d’une défense européenne se concrétise déjà: les usines d’armement se développent trois fois plus rapidement qu’en temps de paix, avec plus de 7 millions de m² d’installations supplémentaires sorties de terre depuis le printemps 2023, a calculé le Financial Times sur la base d’images satellites. Le continent est en train de créer une base industrielle permettant de se préparer plus durablement à la guerre, résume le quotidien de la finance internationale. Utiliser l’ESG pour investir dans les armes«Dernièrement, la question des investissements dans la défense est revenue dans la plupart de mes rencontres avec des clients», enchaîne Alexandre Phily, qui gère un certificat sur le secteur lancé fin mai par l’Union bancaire privée (UBP). Cela s’explique notamment par la forte progression des cours des valeurs européennes du secteur, selon le financier, qui n’a pas de background militaire mais une expérience du secteur de l’aérospatial. Historiquement, les investisseurs avaient une vision binaire du secteur. C’était soit l’exclusion stricte et totale, sous couvert de principes éthiques, soit aucune restriction ou presque. Or cette approche basée sur des critères liés à l’environnement, à la société et à la gouvernance des entreprises est maintenant utilisée par l’UBP, comme filtre qualitatif, pour construire des portefeuilles exposés à la défense. Pour sélectionner les sociétés, la banque évalue les entreprises qui enfreignent les normes internationales attendues dans l’industrie de la défense. Il s’agit notamment de production d’armements bannis par des traités internationaux, du non-respect des embargos et des sanctions internationales, de violations des droits de l’homme ou du droit humanitaire et de contributions à des tensions ou conflits internationaux, décrit Nicolas Barben, responsable des solutions durables à l’UBP. «On analyse quelles pièces sont produites, à quel endroit, le pourcentage du chiffre d’affaires qu’elles représentent, à qui elles sont livrées, pour quel usage, poursuit le spécialiste de la durabilité. En cas de violations avérées du droit international ou d’une forte exposition à des «points chauds», les sociétés concernées sont invariablement écartées», précise-t-il. L’armement et l’ESG feraient bon ménage, vraiment? «On ne peut pas dissocier la durabilité de la défense et de la sécurité, donc de la défense, car si ce pilier central s’effondre, rien d’autre ne restera», reprend Roberto Magnatantini, de Decalia, lui-même officier d’infanterie dans l’armée suisse. Selon lui, les sociétés du secteur de la défense sont généralement performantes selon des critères liés à l’environnement, et le sont plus ou moins sur les aspects sociaux et de gouvernance (ESG). «Ces acteurs se savent très observés sur les questions environnementales et redorent leur blason dès qu’ils le peuvent», selon Roberto Magnatantini, qui gère environ 35 millions de dollars d’avoirs, dans ce certificat «lancé après long débat en interne et après avoir sondé les clients, qui se sont révélés très demandeurs». Le problème de la destination finaleLes critères ESG se concentrent sur le fonctionnement d’une entreprise, par exemple ses processus de production, pas sur les conséquences de ses produits. Dans l’armement, l’utilisation des produits est évidemment néfaste pour l’environnement. On passe là dans la dimension éthique de ce type d’investissement. Comment éviter de financer des sociétés dont les armes finissent entre de mauvaises mains? Chez Decalia, le gérant a choisi d’écarter les fabricants d’armes légères, pour privilégier les grands systèmes de défense, «qui ne sont pas destinés à tuer des civils et qui sont plus faciles à tracer». Les sociétés actives dans des régions à risque sont également écartées – par exemple des groupes américains très exposés à la guerre à Gaza. Reste le risque que des armes soient revendues: «A ma connaissance, notre certificat n’est pas exposé directement, mais il est impossible d’affirmer que nous ne le sommes pas indirectement. Si nous découvrions des cas d’utilisation non proportionnelle des systèmes que nous avons en portefeuille ou d’autres problèmes avec une société, nous en sortirions immédiatement», affirme encore Roberto Magnatantini. En cas de controverse sur la destination réelle des équipements, l’UBP écarte aussi systématiquement les entreprises concernées. Son certificat n’est pas vendu comme un produit financier ESG et n’est pas proposé aux clients qui se disent intéressés par la durabilité. Selon le Traité international sur le commerce des armes (TCA), un pays acheteur doit toujours demander au gouvernement du pays vendeur s’il peut réexporter les équipements acquis. Mais il faudrait mieux faire respecter ce genre d’accords internationaux, reprend Beat Wittmann, de Porta Advisors, car dans la réalité, «il est extrêmement difficile de s’assurer que des armes finissent du bon côté des conflits, il y a une forte demande pour ces produits». Moins d’Europe, plus d’acteurs de nicheChez Decalia, dans un univers identifié de 200 titres au niveau global, la première position est la société américaine de technologie Palantir (dont l’activité se répartit équitablement entre la défense et le civil), suivie du français THALES, de l’italien Leonardo, du japonais Mitsubishi Heavy, ou du suédois Saab, mais pas le géant américain Lockheed Martin (fabricant des avions F-35 qui fontactuellement polémique en Suisse). Le gérant a réduit l’exposition à l’Europe ces derniers mois, pour aller davantage vers des sociétés de niche comme le français Exail (systèmes pour drones) ou l’américain AeroVironment (systèmes antidrones). Côté UBP, la stratégie est exposée à 50% à l’Europe, 30% aux Etats-Unis, 10% au Royaume-Uni et 10% au Japon. Revers de la médaille, les valorisations des sociétés du secteur ont fortement augmenté, «mais leurs carnets d’ordres sont remplis, leurs bénéfices progressent et la visibilité sur les affaires est bonne; la thématique n’est pas épuisée», assure Roberto Magnatantini, de Decalia. Ce secteur est caractérisé par des cycles particuliers, conclut Alexandre Phily, le gérant de l’UBP: «Il faut douze à dix-huit mois entre l’allocation d’un budget par un gouvernement et la construction d’usines. Les installations existantes tournent maintenant à des cadences plus élevées, ce qui permet de répondre à l’augmentation de la demande actuelle, mais à terme, de nouvelles usines devraient être nécessaires.» Lancements nombreux et performances remarquéesSigne de la montée en puissance de cette thématique, une cinquantaine de fonds investis dans la défense ont été lancés l’an dernier dans le monde, selon l’agence Bloomberg. C’est deux fois plus que l’année précédente et près de 50 fois plus que lors des années comprises entre 1984 et 2021. L’un des plus connus a été lancé début 2023 par le gérant d’actifs hollandais VanEck. Cet ETF actions affiche près de 6,8 milliards de dollars d’avoirs, et des performances de 44% l’an dernier ou 62% depuis le début de l’année. En début d’année, 20 à 30 millions de dollars d’argent frais rejoignaient chaque jour ce véhicule, dont les principales positions sont les américains Palantir et RTX Corp (ex-Raytheon Technologies), l’italien Leonardo ou le français Thales. Représentatif de l’ensemble du secteur de la défense, l’indice MarketVector Global Defense Industry affiche pour sa part près de 80% de gain sur un an, et plus de 200% sur trois ans, contre 49% et 32% pour l’indice S&P Global 1200 Aerospace & Defense. La défense made in Silicon ValleyLa loi fiscale «Big Beautiful Bill» acceptée cet été par le parlement américain aura aussi des implications considérables pour le secteur de la défense aux Etats-Unis. Plus particulièrement dans la Silicon Valley, qui a vu émerger des start-up actives dans le secteur avec une nouvelle approche. Quelque 300 milliards de dollars seront attribués à la modernisation des infrastructures militaires, notamment en ce qui concerne les technologies de surveillance des frontières. Par ailleurs, le projet Golden Dome a commencé à dépenser les 150 milliards de dollars prévus pour élaborer un nouveau système de défense utilisant des missiles. Il est estimé que les technologies nécessaires pour ces projets seront largement fournies par de jeunes entreprises dont certaines bénéficient du soutien de Peter Thiel, ancien fondateur de PayPal ou de Palantir, une société très appréciée des fonds investis dans le secteur. «Ces sociétés essaient de révolutionner le fonctionnement du secteur, observe Roberto Magnatantini, de Decalia. Auparavant, l’armée américaine identifiait un besoin, lançait un appel d’offres et sélectionnait ses fournisseurs, dans un processus plutôt lent et peu flexible. Aujourd’hui, les start-up de la Silicon Valley développent des systèmes en interne, par exemple contre les drones, puis approchent le Pentagone et veulent produire plus localement et plus rapidement.» Lundi 18 août 2025, 06h00 - LIRE LA SUITE ![]()
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