
S’il semble peu cohérent pour une élue verte de se rendre à l’autre bout du monde en avion pour un voyage d’agrément, nous devrions refuser, au nom du droit à chacun d’avoir une vie privée et des incohérences, de le lui reprocher
Étant de langue maternelle suisse-allemande, j’éprouve parfois de la difficulté à expliquer correctement certains termes en français, car leur traduction leur fait perdre leur subtilité. C’est notamment le cas avec la «Schadenfreude», qui désigne la joie que nous ressentons face au malheur d’autrui. On espère tous être vacciné contre ce réflexe, que nous savons au fond de nous-même coupable. Mais, quand arrive une situation qui met en difficulté une personne que nous n’apprécions pas, lutter contre cette joie est un exercice de maîtrise de soi.
Un exemple récent: Blick révèle que la verte Céline Vara est partie en famille, en avion, faire des vacances à Oman. Particulièrement dépendant du pétrole, le pays n’est par ailleurs pas réputé pour son respect des libertés individuelles. L’affaire fait désormais les choux gras des médias. La population, spécialement celle qui n’apprécie guère les positions moralisatrices du parti écologiste, s’en donne à cœur joie. Le comportement de l’élue verte est jugé incohérent et typique d’une certaine tendance de l’élite à expliquer aux autres comment vivre, sans se l’appliquer à soi-même.
Instinctivement, je devrais profiter de l’occasion pour taper sur Céline Vara, prise la main dans le pot de confiture. Ce serait d’autant plus facile qu’il est de notoriété publique qu’elle ne m’apprécie guère. Pourtant, c’est le contraire que je vais faire, en défendant son droit à l’incohérence et à avoir une vie privée. Ce faisant, je ne vais pas défendre une indéfendable mais juste quelqu’un que personne ne défendra.
Sacraliser notre «jardin personnel»
Le premier élément qui me fait douter de la pertinence de crier avec les loups est le fait que ce sont avant tout des arguments ad hominem qui sont mobilisés. Donc des reproches contre la personne, et non des arguments de fond. Dans Contre la culture du clash, le philosophe Antoine Vuille nous rappelle que «ce n’est pas parce que quelqu’un a un comportement incohérent avec les idées qu’il défend que celles-ci sont mauvaises». Or, comme l’explique bien le journaliste Jonas Follonier dans une recension de l’ouvrage, «un débat porte sur les idées, pas sur les personnes». Ainsi, ce n’est pas parce qu’une Verte n’agit pas en cohérence avec ce qu’elle prône, que le fond perd nécessairement en valeur et que nous devons refuser de l’écouter dans le futur. A condition de mettre au centre de nos échanges les arguments (le fond), et non les gens (la forme).
Finalement, chacun à droit à une vie privée. Au nom de la liberté individuelle, nous devrions sacraliser ce «jardin» personnel et le déclarer intouchable, hors de portée des injonctions collectives et des atteintes liberticides venant du législateur. Les institutions modernes reposent sur la nécessité de limiter le pouvoir pour éviter l’arbitraire. C’est pourquoi nous avons décrété des espaces où l’État n’a pas à intervenir — posant ainsi une frontière claire entre État et société. En traquant le comportement d’autrui, nous portons atteinte à cela. Avec la professionnalisation croissante de l’engagement politique, nous prenons la dangereuse habitude d’oublier qu’un élu est, dans l’idéal helvétique, avant tout un individu qui a une vie privée ainsi qu’une carrière professionnelle, qui font qu’au vu de la complexité de la vie, certaines de ses actions seront nécessairement contradictoires. La professionnalisation donne l’illusion qu’un élu peut être réduit à ce statut. Or, un monde avec des politiciens cohérents est illusoire. Ils sont comme le reste de la population, traversés par des incohérences et des doutes.
Défendre le droit à avoir une vie privée de Céline Vara, c’est s’assurer d’avoir droit à la nôtre également. Ne nous trompons pas de combat.
Vous avez une remarque? Une lecture à me conseiller pour une prochaine chronique? N’hésitez pas à me le faire savoir par e-mail à info@nicolasjutzet.ch.