La perspective d’un monde gouverné par l’automatisation d’une grande partie des activités humaines rémunérées pourrait bouleverser le rapport des individus à leur propre identité
L’avènement de modèles d’intelligence artificielle (IA) toujours plus performants aura des répercussions sur l’emploi et plus généralement sur l’organisation de la société, même si l’ampleur et la nature de ces conséquences sont encore largement débattues. Si les détails de ces bouleversements ne peuvent pas être prédits avec certitude, de plus en plus de personnalités des milieux politiques et académiques appellent à réfléchir aux solutions à mettre en œuvre pour limiter d’éventuelles tensions sociales.
Depuis la sortie en novembre 2022 de ChatGPT, l’intelligence artificielle générative développée par OpenAI, les scénarios catastrophes sur les conséquences de cette technologie sur l’emploi ont trouvé bien des échos. «C’est une vieille antienne qui ressurgit à chaque innovation, mais l’expérience montre qu’il n’en va pas ainsi», observe l’informaticien et philosophe français Jean-Gabriel Ganascia. «L’automatisation n’est pas un nouveau phénomène, et elle n’a pas conduit à une augmentation significative du chômage ces dernières décennies.»
Pour le docteur en droit et éthicien de l’innovation Johan Rochel, la somme de travail salarié au sein de la société n’est pas fixe. «C’est un mécanisme complexe, difficile à modéliser, parce que la quantité de travail évolue constamment». Selon l’expert, l’automatisation va actuellement de pair avec une modification profonde des modes de travail salarié. Il précise: «Certaines personnes sont amenées à changer de métier, quand d’autres voient simplement leurs journées types modifiées.»
### L’enjeu de la redistribution des richesses
L’avocat et professeur de droit genevois Xavier Oberson, auteur de _Taxer les robots_ (Ed. Larcier, 2020), estime qu’il y a aujourd’hui deux camps qui s’opposent: celui des optimistes, qui considèrent que l’IA ne va pas remplacer les humains et contribuera à créer de nouveaux emplois, et celui des pessimistes, qui estiment qu’aucun métier n’est protégé à long terme. «Je me situe pour ma part entre ces deux extrêmes, parce qu’on ne sait pas vraiment ce qu’il va advenir. Mais si les pessimistes devaient avoir raison, alors nous devons déjà réfléchir aux mesures à prendre pour éviter la casse sociale», indique l’homme de loi.
Et justement, Xavier Oberson y a réfléchi. En spécialiste de la matière fiscale, il aborde la question sous l’angle de la redistribution des richesses. «Si l’intelligence artificielle devait être contrôlée par un petit nombre d’individus, comme c’est déjà le cas pour les plateformes avec les géants de la tech, cela pourrait contribuer à renforcer les inégalités», craint-il. D’où l’importance d’une fiscalité qui permette de réinjecter les profits en faveur du plus grand nombre, que ça soit pour financer des assurances sociales ou des programmes de formation.
### Un «salaire théorique»
L’avocat privilégie parmi les six variantes de fiscalité qu’il propose dans son ouvrage celle du «salaire théorique». Il s’explique: «Si les entreprises qui utilisent des modèles d’intelligence artificielle économisent de l’argent en engageant moins de travailleurs, il serait possible de les taxer sur la base d’un salaire théorique, c’est-à-dire le montant que l’entreprise aurait pu payer à un employé pour effectuer cette tâche.»
A Genève, la Fondation ImpactIA veut accélérer l’adoption d’une intelligence artificielle éthique dans le monde du travail. Sa directrice, Laura Tocmacov, s’entretiendra prochainement avec Xavier Oberson. «La piste d’une micro-taxe sur les IA génératives nous semble intéressante à explorer», indique-t-elle. La fondation développe depuis plusieurs années son propre modèle d’intelligence artificielle générative, intitulé RobotMe. «Il s’agit d’une IA qui apprend de nous, travaille pour nous et surtout nous rémunère sous la forme d’une redevance (royalties)», précise Laura Tocmacov.
### Une quête de sens pour l’individu
Pour Johan Rochel, les effets potentiels de l’intelligence artificielle sur l’emploi pourraient conduire à de profonds changements sur le rapport des individus à la vie en société. «Actuellement, nous nous définissons beaucoup par le travail, note l’éthicien. Mais si celui-ci perd en importance dans un monde dominé par des machines intelligentes, alors nous serons contraints de donner un sens différent à notre existence.»
Selon lui, un tel changement pourrait s’avérer très positif. «Le travail n’est pas toujours facile selon les secteurs d’activité. Cela pourrait donc participer à une forme de libération que d’avoir plus de temps à consacrer à d’autres choses», analyse Johan Rochel. A ses yeux, l’intelligence artificielle va pousser la société à redéfinir les termes du contrat social.
Une perspective qui ne ravit pas tout le monde. Pour Jean-Gabriel Ganascia, le travail participe à la socialisation. Une telle situation conduirait donc à une décorrélation entre activité et revenu.
### Redistribution des richesses en question
Johan Rochel reste confiant. «Avoir un poste de travail qui donne un salaire, un sens et une position au sein de la société, c’est le monde dans lequel nous vivons depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est pas forcément gravé dans le marbre», complète-t-il. Davantage de loisirs, mais peut-être aussi davantage de bénévolats, offriraient d’autres perspectives aux individus. Ce qui nous ramène inévitablement à la manière dont les richesses doivent être redistribuées. Car si ce n’est plus l’activité qui définit les revenus, il faudra malgré tout trouver une solution pour financer d’éventuelles rentes. L’intelligence artificielle redonnera-t-elle des ailes aux défenseurs d’un revenu de base inconditionnel?