
Les questions financières autour de l’énergie issue de l’atome figurent parmi les plus complexes du moment. Elles en disent beaucoup sur notre ignorance et nos désaccords face à la transition énergétique, si cruciale pour notre avenir pourtant
Quel est le véritable coût de l’électricité nucléaire? C’est l’énigme du moment dans les milieux énergétiques, à l’heure où une partie croissante de la classe politique souhaite pouvoir à nouveau déployer cette énergie décarbonée en Suisse, formellement enterrée dans les urnes par le peuple en 2017.
Un dossier complexe, qui nous plonge dans des discussions où les contre-vérités et les erreurs alimentent un combat de visions, dans le public comme chez les experts. Attention, émotions et jus de crâne garantis.
Les opposants à l’atome citent souvent ses coûts pour étayer leurs propos. Le socialiste vaudois Roger Nordmann évoquait à son sujet en avril à la [RTS](https://www.rts.ch/play/tv/forum/video/forum-video-presente-par-coraline-pauchard-et-thibaut-schaller?urn=urn:rts:video:14823639) «le kilowattheure le plus cher qu’on peut avoir». La Fondation suisse de l’énergie a encore [affirmé](https://energiestiftung.ch/medienmitteilung/atom-initiative-schadet-der-energiewende-2) cet hiver que «les centrales nucléaires sont extrêmement chères et peu rentables par rapport aux énergies renouvelables».
### Comparaisons difficiles
Les coûts mirobolants des derniers réacteurs, dont l’entreprise
EDF est le maître d’œuvre, semblent leur donner raison. La construction des [deux EPR (réacteur pressurisé européen) de Hinkley](https://www.letemps.ch/monde/a-hinkley-le-cout-astronomique-d-un-reacteur-nucleaire-au-coeur-de-la-strategie-du-gouvernement-britannique), au Royaume-Uni, sans cesse prolongée, dépassera les 20 milliards de francs chacun. Le site finlandais d’Olkiluoto, mis en service l’an dernier, figure parmi les [bâtiments les plus chers](https://en.wikipedia.org/wiki/List_of_most_expensive_buildings) au monde, aux côtés du QG d’Apple, de gratte-ciel asiatiques et d’autres centrales atomiques. En France, le coût d’un programme de construction de six EPR est évalué à [67,4 milliards d’euros](https://www.lesechos.fr/industrie-services/energie-environnement/exclusif-nucleaire-la-facture-previsionnelle-des-futurs-epr-grimpe-de-30-2080380).
En même temps, si on regarde le prix moyen du kilowattheure qui sort de Gösgen et de Leibstadt, il a tourné en moyenne, ces dix dernières années, autour de 5 centimes, selon leurs exploitants – ce chiffre inclut la construction et le démantèlement des centrales ainsi que la gestion des déchets. C’est moins que la plupart des autres sources d’électricité. Qu’en conclure? Que les investissements initiaux sont élevés mais qu’ensuite on s’y retrouve?
Commençons par souligner que les comparaisons sont difficiles. Parce que l’atome produit en ruban (tout le temps la même quantité, sauf pendant les périodes de maintenance) là où les nouvelles énergies renouvelables sont intermittentes – sauf la géothermie. On peut compter sur lui notamment l’hiver, quand le photovoltaïque est moins performant et que la demande culmine.
Parce que la durée de vie des centrales varie d’un type d’énergie à l’autre et que certaines (comme les usines à gaz) sont flexibles (faciles à allumer ou à couper rapidement), contrairement à leurs cousines nucléaires. Parce qu’au sein d’une catégorie, des centrales sont plus rentables que d’autres. Car l’électricité la plus intéressante n’est pas forcément celle qui est produite en masse (les prix sont souvent négatifs le dimanche l’été) mais celle dont on a besoin à un instant T. Enfin, les facteurs de charge (l’énergie produite effectivement en un an divisée par ce qu’une usine produirait si elle fonctionnait toujours à pleine puissance) varient du tout au tout.
Démonstration, forcément technique, avec un calcul reçu par e-mail d’un lecteur, Jean-Marc Chapallaz. Pour comparer la production d’une éolienne avec celle d’un réacteur nucléaire, il s’agit, selon cet ingénieur EPFL, de multiplier sa puissance par 4,5 (vu qu’une éolienne a un facteur de charge de 20% contre 90% pour une centrale nucléaire). Pour obtenir une production éolienne équivalente à celle d’un réacteur nucléaire de 1600 mégawatts (MW), il faudrait donc une puissance éolienne de 7200 MW (1600 x 4,5), soit 2400 éoliennes de 3 MW chacune.
En Suisse, une éolienne coûterait 3 millions de francs par MW (ce serait, selon lui, le prix des hélices du Mollendruz). Les parcs éoliens de production totale équivalente à celle d’une centrale nucléaire de 1600 MW reviendraient donc à 21 milliards de francs. Il faudrait ensuite tripler ce montant car une éolienne a une durée de vie de vingt ans, trois fois moins qu’un réacteur nucléaire. Et Jean-Marc Chapallaz de conclure que l’éolien est beaucoup plus onéreux que l’atome.
Il a tort, objecte Lionel Perret, le directeur de Suisse Eole, qui conteste les données citées plus haut: les [coûts de Mollendruz](https://www.letemps.ch/suisse/vaud/parc-eolien-mollendruz-tribunal-federal-rejette-recours#:~:text=Douze éoliennes&text=Totalisant une puissance de 50,90 millions de francs environ.) prévus sont de 90 millions de francs pour 50 MW, soit 1,8 million de francs par MW. «A la différence du vent qui est gratuit, une centrale nucléaire a des coûts d’exploitation et de combustible», dit-il en relevant que les cours de l’uranium ont [grimpé](https://tradingeconomics.com/commodity/uranium) ces dernières années. «Sans parler du coût du démantèlement nucléaire, alors qu’une éolienne se démantèle en un jour en étant payée par la revente des composants ou des matériaux (expérience faite au Mont-Crosin)», ajoute Lionel Perret.
Pour une comparaison pertinente, selon lui, il faut multiplier la puissance d’une éolienne par 3,33, vu qu’une éolienne moderne en Suisse aurait un facteur de charge de 24% contre [80%](https://pris.iaea.org/PRIS/WorldStatistics/WorldTrendinAverageLoadFactor.aspx) pour une centrale nucléaire (en réalité, le facteur de charge moyen de ces dernières en Suisse depuis leur mise en service serait de 85%). Pour obtenir une production éolienne équivalente à celle d’une centrale nucléaire de 1600 MW, il faudrait donc une puissance éolienne de 5328 MW (1600 x 4,5), soit 1269 éoliennes de 4,2 MW chacune comme au Mollendruz.
A 1,8 million de francs l’éolienne par MW, un parc éolien de production équivalente à celle d’une centrale nucléaire reviendrait à 9,6 milliards de francs. Vu qu’une éolienne a une durée de vie de conception de trente ans comme pour [un réacteur nucléaire](https://www.google.com/search?q=durée de vie réacteur nucléaire&rlz=1C1GCEA_enCH1018CH1018&oq=durée de vie réact&gs_lcrp=EgZjaHJvbWUqBwgAEAAYgAQyBwgAEAAYgAQyBggBEEUYOTIKCAIQABgPGBYYHjIKCAMQABgPGBYYHjIKCAQQABgPGBYYHjIKCAUQABgPGBYYHjIKCAYQABiiBBiJBTIKCAcQABiABBiiBKgCALACAA&sourceid=chrome&ie=UTF-8), et qu’elle peut aussi être [prolongée](https://www.nablawindhub.com/en/redevelopment/our-solutions/reblading), glisse Lionel Perret, l’énergie du vent est environ deux fois moins chère qu’une centrale nucléaire moderne à l’investissement, conclut-il.
On relèvera au passage que les scénarios énergétiques de la Confédération, qui tablent sur une combinaison de solutions renouvelables complémentaires, ne prévoient pas autant d’éoliennes que les chiffres évoqués ci-dessus.
### Le cas de l’Espagne
Autre exemple, également contesté, avec une [étude](https://www.epfl.ch/labs/lmer/wp-content/uploads/2024/05/Renewable-Energy-CH_Frontiers-in-Energy-Research_240422_MT_a.pdf) de l’EPFL publiée début mai. Le professeur Andreas Züttel indique qu’avec 8 centimes par kilowattheure (en tenant compte de la construction, de l’exploitation et du démantèlement de la centrale; [_voir le tableau à la page 18_](https://www.epfl.ch/labs/lmer/wp-content/uploads/2024/05/Renewable-Energy-CH_Frontiers-in-Energy-Research_240422_MT_a.pdf)), l’électricité fournie par une nouvelle centrale nucléaire serait de loin la moins chère de toutes les énergies fournies en ruban en Suisse. L’étude compare notamment la production nucléaire avec des installations photovoltaïques combinées à des capacités de stockage, qui doivent leur permettre de fournir de l’électricité en tout temps, une solution qui serait trois fois plus chère.
«Huit centimes par kilowattheure, ce serait le bas de la fourchette, sûrement une centrale construite par les Sud-Coréens, pas par les Français», glisse Cédric Junillon. Le patron de la société vaudoise WattEd estime en effet que le savoir-faire dans l’industrie nucléaire s’est perdu en Europe, après trente ans de disette, et que les Asiatiques, qui n’ont pas cessé d’en construire, sont aujourd’hui plus efficaces. Ils visent le marché à l’export comme ils l’ont fait pour le solaire et désormais l’éolien.
Le professeur à la HES-SO Valais Stéphane Genoud ne partage pas l’avis d’Andreas Züttel. «En Europe, les forces du marché vont naturellement évincer le nucléaire. Les énergies intermittentes seront toujours plus complémentaires et finiront par produire en ruban, ensemble. C’est inéluctable car c’est moins cher», estime le spécialiste. Cette chute des prix va rendre financièrement intéressante le développement des solutions de stockage saisonnier du surplus d’électricité produit aux heures ensoleillés, avec des batteries, de l’hydraulique ou de l’hydrogène, selon lui.
Stéphane Genoud évoque le cas de l’Espagne, un pays qui dépend beaucoup des éoliennes et du photovoltaïque et qui, peu connecté au réseau européen, est moins influencé par les prix du continent. «L’Espagne, c’est l’Europe de demain. Ce pays combine les énergies renouvelables avec des centrales à gaz et de l’ancien nucléaire, en attendant que le stockage se développe, et offre ainsi une électricité en ruban», dit-il. Cet Etat se rapprocherait du modèle d’électricité au coût marginal zéro décrit par Jeremy Rifkin, un essayiste américain qui anticipe une société, bousculée dans ses fondamentaux capitalistes, dans laquelle de nombreux services (de l’énergie à la communication) sont gratuits.
Dans ses scénarios de mix énergétiques de 2050, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) prévoit pourtant une utilisation accrue de l’atome. Swissnuclear, la faîtière du secteur, concède que la construction d’une centrale nucléaire coûte cher, mais affirme que ces coûts sont amortis de manière fiable. Les coûts de revient des installations suisses ont diminué tout au long de leurs cinquante années d’exploitation (elles datent des années 1970), de plus de 6 centimes par kilowattheure au début à 4 centimes aujourd’hui, malgré les investissements dans leurs rénovations et la sécurité.
Roger Nordmann avance que le kilowattheure nucléaire est le plus cher? «Ce n’est pas ce que disent les études scientifiques», relève Cédric Junillon. L’expert cite, entre autres, un rapport de l’Institut Paul Scherrer qui indique _([voir le tableau en page 14](https://www.psi.ch/sites/default/files/2019-10/CH 2050 Update.pdf))_ que le solaire est clairement moins onéreux au kilowattheure, mais que des centrales à gaz, à biomasse, géothermiques ou même certains nouveaux ouvrages hydrauliques coûteraient davantage.
Il existe une méthode pour comparer deux sources d’énergie en ruban, le _levelized cost of electricity_ (LCOE). L’AIE en a introduit une autre, le _value-adjusted levelised cost of energy_ ([Va](https://www.iea.org/commentaries/is-exponential-growth-of-solar-pv-the-obvious-conclusion)lcoe), qui prend en compte des facteurs tels que les pertes dues aux intermittences des renouvelables. Dans son «[World Energy Outlook 2023](https://iea.blob.core.windows.net/assets/86ede39e-4436-42d7-ba2a-edf61467e070/WorldEnergyOutlook2023.pdf)» (page 301), l’AIE indique que le Valcoe du nucléaire est plus élevé que pour les autres sources d’électricité (à part les centrales à gaz) et que c’est en Europe, où les constructions de centrales sont les plus chères, que le nucléaire coûte le plus.
### Approche holistique demandée
Il faut néanmoins comparer des systèmes complets, notamment parce que les coûts d’adaptation du réseau au nouveau mix énergétique ou la constitution de solutions de secours (comme des centrales fossiles ou la réserve hydraulique) peuvent engendrer de gros frais, rappelle Cédric Junillon.
Adopter une approche holistique du système, qui comptabilise les coûts de l’ensemble des filières de production mais aussi des besoins de flexibilité et de réseau tout en atteignant la neutralité carbone en 2050? Cela a été [fait en France](https://assets.rte-france.com/prod/public/2021-12/Futurs-Energetiques-2050-principaux-resultats.pdf) par le gestionnaire de transport d’électricité RTE en 2021. Et il en ressort que c’est son scénario avec le plus d’énergie nucléaire (combinant des centrales anciennes et neuves), tout en développant massivement les énergies renouvelables, qui coûterait le moins en France _([voir le tableau page 31](https://assets.rte-france.com/prod/public/2021-12/Futurs-Energetiques-2050-principaux-resultats.pdf))_. «Je verrais d’un bon œil qu’une instance neutre – pour avoir un maximum de crédibilité – fasse cet exercice pour la Suisse pour mettre fin aux idées reçues, d’un côté ou de l’autre. L’Office fédéral de l’énergie par exemple», indique Cédric Junillon.
En attendant, le débat fait rage quant à la pertinence de construire des centrales nucléaires, mais un point semble faire consensus: il faut exploiter le plus longtemps possible les réacteurs existants car leur production est désormais imbattable.
«C’est la solution à faible émission de carbone la plus rentable», selon l’AIE. «Le nucléaire, c’est comme une vieille voiture: on la garde le plus longtemps possible avant de s’en séparer», renchérit Stéphane Genoud. «Une centrale amortie, c’est une mine d’or vu que le plus gros coût vient de la construction», conclut Cédric Junillon. Il relève que les Allemands, en fermant leurs derniers réacteurs l’an dernier, se sont privés d’infrastructures en parfait état et valant des milliards.