
OPINION. Les conventions collectives sont une arme essentielle pour combattre la sous-enchère salariale et pourraient apporter une réponse aux manquements des accords envisagés avec l’UE, écrit Jean-Claude Rennwald, politologue, militant socialiste et syndical
Apparemment, il n’y a aucun rapport entre la coiffure et les relations entre la Suisse et l’Union européenne (UE). Et pourtant, il y a au moins un point commun entre ces deux sphères, celui de la sous-enchère salariale. Explications.
La disparition ou la suspension d’une convention collective de travail (CCT) peuvent avoir des conséquences dramatiques pour les salariés de la branche concernée, en particulier sur le plan des revenus. C’est ce que démontre une étude relative à la suspension de la CCT de la coiffure intervenue durant deux ans. Bien que les CCT occupent une place importante sur le marché du travail suisse, on ne connaît guère leur impact, ni sur les entreprises, ni sur les travailleuses et les travailleurs. Les salaires sont-ils plus élevés dans un secteur économique soumis à une CCT?
L’absence de CCT entraîne une baisse des salaires
Dans le cadre d’un master à l’Université de Berne, une étude menée dans la branche de la coiffure – et rapportée dans le numéro de décembre 2024 de La Vie économique – répond à ces questions. Elle a examiné l’impact des salaires minimums négociés par les partenaires sociaux sur la répartition salariale dans ce secteur. Or, cette branche a connu un vide conventionnel de 2007 à 2009, les partenaires sociaux n’étant pas parvenus à s’entendre sur une nouvelle convention.
Le résultat ne s’est pas fait attendre: la part des bas salaires a nettement augmenté, alors que les salaires les plus bas ont disparu dès 2010, au moment de la réintroduction des salaires minimums. La suspension de la CCT a entraîné une baisse moyenne des salaires de 6,1%, les salaires des 10% des travailleuses et des travailleurs les moins bien payés ayant même reculé d’environ 18%! L’étude indique aussi que les salaires sont repartis à la hausse après la réintroduction de la CCT en 2010, mais qu’il a fallu attendre 2012 pour qu’ils se remettent entièrement de la suspension de la CCT.
Cette analyse montre que les salaires minimums fixés dans une CCT stabilisent la rémunération des personnes à bas revenu, tandis que l’absence de CCT entraîne une baisse de ces salaires.
Les CCT, outil pour répondre aux failles des accords avec l’UE sur les travailleurs détachés
Autrement dit, les conventions collectives sont une arme essentielle pour combattre la sous-enchère salariale. Il est bon de le rappeler avec force aujourd’hui, dans la mesure où une extension facilitée des CCT pèsera d’un poids important dans l’appréciation que les syndicats porteront sur les accords entre la Suisse et l’Union européenne, mais aussi parce que près de 50% des salariés suisses ne bénéficient pas d’une convention collective de travail. Car si le résultat des négociations entre la Suisse et l’UE est décevant au chapitre des travailleurs détachés, et même en régression par rapport aux normes actuelles – ce que reconnaît le Conseil fédéral –, la mesure préconisée ici, avec d’autres, pourrait avoir un effet de compensation. Cette avancée serait d’autant plus judicieuse que la Suisse est à la traîne, puisque dans les pays nordiques, par exemple, les conventions collectives couvrent 80 à 90% des salariés.
Les milieux de droite et patronaux qui estiment que les syndicats sont trop gourmands ne doivent pas oublier que l’absence de mesures d’accompagnement social a contribué au rejet de l’Espace économique européen (EEE) en 1992, alors que leur existence a facilité l’acceptation des accords bilatéraux I en l’an 2000. Mais la gauche politique et syndicale doit aussi élargir le débat, en renforçant la coopération avec les forces progressistes européennes sur ces questions: ne faut-il pas freiner le rythme des élargissements de l’UE, qui profitent surtout aux grands capitalistes? Comment construire une Suisse démocratique et sociale dans une Europe du même nom d’autant plus que la sous-enchère salariale se manifeste dans tous les pays? Ne faut-il pas supprimer le statut des travailleurs détachés, qui s’apparente à celui des saisonniers?
Prévenir le risque posé par l’initiative sur la Suisse à 10 millions
Enfin, n’oublions pas que le rejet des nouveaux contrats Suisse-UE ne signifierait pas la fin des accords bilatéraux I, en particulier celui sur la libre circulation des personnes (important pour le recrutement de personnel, mais qui ne s’applique qu’aux ressortissants européens), et sur les obstacles au commerce (capital pour l’industrie d’exportation). Ces accords seraient en revanche anéantis en cas d’acceptation de l’initiative de l’UDC qui veut limiter la population suisse à 10 millions d’habitants, cette limite étant contraire au principe de la libre circulation. La Suisse connaîtrait alors une situation économique et sociale très difficile, proche de celle du Royaume-Uni post-Brexit. Comme la votation sur cette initiative nationaliste aura lieu avant celle relative aux nouveaux accords bilatéraux, il serait temps de faire de cette bataille une priorité. Histoire de savoir si nous voulons d’une Suisse ouverte ou totalement coupée de l’Europe.