
CHRONIQUE. DU BOUT DU LAC. Notre chroniqueur Alexis Favre se méfie de la montée d’un phénomène: «l’insincérité». Soit le fait de poursuivre un autre but que celui qu’on affiche. Il verrait d’un bon œil l’émergence d’une prime à la sincérité
Alors que j’étais livresquement vautré dans les turpitudes du XIXe siècle français (drôle de marotte), une actualité parfaitement contemporaine est venue interrompre ma rêverie: les start-up ont, semble-t-il, quelques soucis.
Si j’en crois mes confrères compétents en la matière, ceux du Financial Times comme ceux du journal qui a la bonté d’héberger mes élucubrations, un phénomène américain (encore un) traverse à nouveau l’Atlantique: en 2023, le nombre de faillites a explosé chez les jeunes pousses. Aux Etats-Unis, les banqueroutes dans le secteur ont bondi de 60%, tandis qu’en Suisse, 206 start-up ont fermé boutique, contre 72 l’année précédente.
Vous l’aurez deviné si vous ne le saviez pas encore: je ne connais pas grand-chose à ce sémillant univers. Il me faut donc compter sur d’autres pour apprendre que cette tendance au bouillon s’expliquerait par une forme de pusillanimité chez des investisseurs jusque-là plus aventureux. Ce que je ne me risquerai pas non plus à commenter.
### Le startuper qui réussit son pari est celui qui parvient à s’extraire de l’aventure en décrochant la timbale
Mais puisque je suis payé pour observer le monde qui m’entoure, et tenter parfois d’établir quelques liens fumeux entre des événements apparemment disparates, j’ai toutes les peines du monde à ne pas entrevoir autre chose en filigrane de cette déconfiture.
Le grand dictionnaire en ligne, Wikipédia, définit la start-up comme «une entreprise innovante nouvellement créée, généralement à la recherche d’importants fonds d’investissement, avec un très fort potentiel éventuel de croissance économique et de spéculation financière sur sa valeur future». La définition ne serait pas complète sans préciser qu’à la différence du cordonnier ou du moulin à farine, la jeune pousse pousse d’ordinaire sur le terreau des nouvelles technologies.
Il faut encore ajouter, et c’est là le point central, que l’horizon d’une start-up, qui est aussi la sanction de son succès ou de son échec quand elle rate sa cible, s’appelle l’_exit_. Soit en bon français la sortie, c’est-à-dire le rachat (ou l’entrée en bourse, qui reste un rachat, à plus grande échelle).
Ce modèle d’affaires comporte objectivement un paradoxe. L’objectif étant l’_exit_ ou la sortie, le startuper qui réussit son pari est celui qui parvient à s’extraire de l’aventure dans laquelle il a jeté toutes ses forces, en décrochant la timbale, souvent synonyme de retraite heureuse et très anticipée. Avec un peu de mauvais esprit, on pourrait avancer que le moteur (ou serait-ce le _drive_) des startupers les plus acharnés est moins le formidable potentiel sociétal de leur innovation que le formidable potentiel rémunérateur de la sortie espérée.
En présentant déjà toutes mes excuses à ceux, qui restent nombreux, dont les start-up ont amélioré la marche du monde, je suis donc obligé de diagnostiquer dans l’ADN même de la jeune pousse un soupçon d’insincérité. A ne surtout pas confondre avec la malhonnêteté, puisqu’on peut parfaitement être insincèrement honnête, ou sincèrement malhonnête.
### Une prime à la sincérité, comme une évidence
J’entends ici par insincérité le fait de poursuivre, fût-ce avec les meilleures intentions du monde, un autre but que celui qu’on affiche. Et je crains, ceci expliquerait-il aussi un peu cela chez les investisseurs, que notre siècle ne commence à se méfier de l’insincérité.
Je vous ai dit plus haut que je faisais des liens. En voici un. Le premier groupe de presse du pays vient d’annoncer qu’il allait dépouiller encore un peu ses rédactions romandes, déjà exsangues. Le premier groupe de presse du pays gagne beaucoup d’argent dans d’autres activités et ne sait plus quoi faire de ses vieux journaux. Le premier groupe de presse du pays n’est plus un groupe de presse. Ou, à tout le moins, il est devenu un groupe de presse ouvertement insincère.
Si, comme je viens de vous le dire, l’insincérité devait devenir toxique, y compris dans les affaires, cela pourrait signifier en creux, et pour l’avenir, une prime à la sincérité. En mots plus simples, je ne serais pas surpris que les gagnants de demain, dans tous les domaines, soient ceux qui croient complètement en ce qu’ils font, pour ce qu’ils font et pour rien d’autre.
Ce qui, très sincèrement cette fois, n’aurait jamais dû cesser d’être une évidence.