
ÉDITORIAL. Jamais le monde n’a compté autant de milliardaires et jamais il n’a été aussi difficile de taxer ces fortunes extrêmement mobiles. Le constat est simple, les réponses beaucoup moins
Entendez-vous cette colère qui gronde? La rage qu’inspire la concentration des richesses crève les yeux en France, elle se défoule aussi dans les urnes en Allemagne, en Italie ou au Royaume-Uni. Aux Etats-Unis, elle coupe l’opinion publique en deux même si le pouvoir penche actuellement largement du côté des nantis.
Preuve que le sujet est dans l’air du temps, quelques données livrées récemment par le Financial Times mettent des chiffres sur l’envol des grandes fortunes. Alors qu’en 1987 le magazine Forbes identifiait 140 milliardaires dans le monde, il en recense aujourd’hui 3000, qui se partagent 16 000 milliards de dollars. Les avoirs d’Elon Musk, trônant en tête de ce classement, pèsent 342 milliards, soit plus que la somme des fortunes de 1987, estimée alors à 295 milliards.
Pour couronner le tout, la même source nous apprenait en 2024 que les moins de 30 ans qui rejoignaient ce cercle étaient tous des héritiers. Alors que l’endettement public atteint des sommets, que l’Etat providence montre ses limites et que les besoins pour limiter les effets du changement climatique sont colossaux, tous les ingrédients d’une dangereuse marmite à pression sur le point d’exploser sont réunis.
Des fortunes extrêmement mobiles
Face à ce constat et ces besoins, le bon sens voudrait que les pays membres de l’OCDE s’assoient autour d’une table et proposent un impôt minimal pour les ultra-riches. Vu les montants brassés, un taux assez bas suffirait pour améliorer l’ordinaire des Etats. La Suisse, rare pays pratiquant encore un impôt sur la fortune, est bien placée pour le savoir. A Genève, selon des chiffres articulés par la conseillère d’Etat chargée des Finances, Nathalie Fontanet, 1,3% des contribuables paient 78% de l’impôt sur la fortune.
Parvenir à une alliance internationale sur ce thème dans le contexte actuel est toutefois illusoire. Et quiconque part seul s’expose à un exode de milliardaires aujourd’hui très mobiles. Au Royaume-Uni, l’abolition de l’exemption fiscale des avoirs à l’étranger avait déjà entraîné 10 000 départs ce printemps.
Nul besoin de franchir la Manche pour trouver des exilés fiscaux. La révélation cet été du déménagement en Italie de Renaud de Planta a agité la République et Canton de Genève. Le départ de l’ex-associé de la banque Pictet fait suite à la récente délocalisation du groupe SGS à Zoug, probablement aussi pour bénéficier d’un fisc plus clément. D’autres fortunes ont discrètement migré à Dubaï pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’ensoleillement des Emirats arabes unis.
Les réponses à ce sac de nœuds fiscal vont varier de pays en pays. Aussi compréhensible que puisse être l’exaspération populaire face à des chiffres qui donnent le tournis, une évidence doit rester à l’esprit du citoyen suisse à l’heure de voter sur ces questions brûlantes. Les ultra-riches nourrissent l’Etat social, comme en témoignent les chiffres à Genève ou dans le canton de Vaud. Traquer les milliardaires ou dissuader l’entrepreneuriat risque donc de produire l’effet inverse de ce qui est recherché: porter préjudice à l’édifice construit depuis l’après-guerre plutôt que de le servir.