
Le sous-continent se profile comme le prochain grand territoire de croissance de l’horlogerie helvétique et pourrait même faire son entrée dans le top 10 des marchés d’exportation. Et pas seulement en raison du récent accord de libre-échange
Un peu partout, étaler sa richesse est passé de mode. La devise du quiet luxury s’impose: les produits ne doivent pas afficher au premier regard qu’ils sont coûteux. Il n’en va pas de même en Inde. Lorsque Anant Ambani, fils cadet de l’homme le plus riche d’Asie, a célébré ses pré-fiançailles, il a épaté ses invités avec une montre Richard Mille d’une valeur de plusieurs millions. Même Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook qui n’est pas vraiment un amateur de montres, a dû l’avouer en contemplant le poignet d’Ambani: «Les montres, c’est cool!». Le jeune homme en question possède aussi une Patek Philippe en or qui vaut sans doute encore plus cher; il est d’ailleurs difficile de trouver cette marque en Inde et ces montres sont très convoitées.
Dans un pays où plus de la moitié de la population a moins de 35 ans et où le revenu disponible augmente, les montres suisses sont devenues un symbole de statut social. On les trouve aussi bien dans les boutiques d’aéroports des métropoles que dans les quartiers chics de Mumbai où résident les riches, les célébrités, les stars du sport. Elles sont distribuées par tout un réseau de distributeurs. Il existe également des boutiques monomarques, notamment dans le quartier de Bandra, à Bombay, entre commerces de diamantaires et temples du design.
La boutique Rolex se situe à quelques centaines de mètres seulement du concessionnaire Cartier pour l’Inde occidentale, Art of Time, une boutique _shop-in-shop_ qui représente aussi Panerai, Omega et IWC. Le silence règne dans cette boutique qui, avec sa façade de verre, fait penser à un aquarium à montres. Ce n’est pas mauvais signe car il n’est nullement nécessaire de pénétrer dans le magasin: en plus de la vente en ligne, Art of Time propose un _home-shopping_ exclusif. Les marques horlogères continuent néanmoins d’attacher une grande importance à leur adresse et à l’agencement de leurs points de vente.
### Toujours plus de millionnaires
L’industrie horlogère helvétique considère l’Inde comme un marché d’importance stratégique. D’ici à 2026, le nombre de millionnaires devrait grimper à 1,6 million. La société de conseil Deloitte prévoit pour les quatre années à venir des exportations de montres suisses vers l’Inde pour plus de 400 millions de francs. Le pays se hisserait ainsi dans le top 10 des marchés d’exportation (il est actuellement 22e). La dernière analyse consacrée à ce gigantesque pays de 1,4 milliard d’habitants souligne que les trois quarts des dirigeants du secteur horloger s’attendent à ce que le marché croisse. Pour la clientèle indienne, c’est avant tout l’image de la marque qui compte, avant même le design et le prix.
A noter qu’en Inde, l’achat d’une montre reste relativement cher car, depuis 2018, les montres suisses paient un droit de douane d’environ 20%. Mais cela devrait changer à la suite de l’accord de libre-échange signé en mars dernier. Les droits de douane seront progressivement démantelés sur une période de sept ans. «Cet accord a créé une base sur laquelle on peut désormais construire», estime Yves Bugmann, président de la Fédération de l’industrie horlogère suisse (FH). Il invoque la suppression des droits de douane mais également la protection de la propriété intellectuelle, soit notamment la protection de la marque, du design et du label «Swiss made». L’accord de libre-échange devrait constituer pour l’Inde une dynamique positive qui attirera des investissements dans le pays, pense le président de la FH. En Inde, les fabricants suisses sont bien positionnés dans tous les segments de prix.
Côté marketing, en Inde, on aime miser sur les célébrités. L’acteur Hrithik Roshan, 50 ans, en fait partie: il représente depuis plus de dix ans la marque suisse Rado, une des plus vendues dans le pays. Il a même sa propre édition limitée. L’an dernier, on lui a adjoint l’actrice star de films Bollywood Katrina Kaif, 40 ans, car le CEO de Rado, Adrian Bosshard, espère qu’elle attirera davantage de clientèle féminine.
### Swatch Group bien positionné
Rado bénéficie d’une longue expérience de l’Inde, qui est l’un des trois principaux marchés de la marque: elle y compte plus de 250 revendeurs autorisés. Adrian Bosshard compare l’Inde à la Chine: en tant que marque de luxe accessible, l’objectif est de couvrir au mieux le marché. Y compris dans des villes de taille moyenne comme Agar dans le nord ou Vizag au sud.
La marque Rado fait partie du Swatch Group. C’est à lui, présent en Inde depuis vingt et un ans, que la Suisse doit une bonne partie de ses exportations dans le sous-continent. Cinq des dix marques les plus vendues en Inde appartiennent au Swatch Group, indiquait son CEO Nick Hayek à la dernière conférence de presse annuelle de l’entreprise. Et il ajoutait: «Nous avons aussi des montres dans d’autres segments, pour les jeunes. Nous investissons, puisque nous avons également des modèles moins coûteux. Il y a de gros volumes pour des marques comme Swatch, Tissot et Rado.»
> Les montres suisses sont devenues un symbole de statut social
Breitling a également découvert depuis longtemps l’intérêt que l’Inde manifeste pour les montres. La marque y a installé sa première filiale en 2014. Selon son CEO Georges Kern, la marque connaît en Inde une croissance supérieure à la concurrence et gagne encore des parts de marché. «Nous prévoyons d’ouvrir une boutique dans chacune des huit à dix plus grandes villes du pays.» Outre Delhi et Bombay, Hyderabad, dans le sud, est aussi dans le viseur. Il constate une tendance: les amateurs préfèrent acheter en Inde qu’à l’étranger, il est donc essentiel que les montres soient disponibles sur place, sans quoi les consommateurs lorgneraient vite vers d’autres marques.
En Inde, il est très courant de porter des bijoux et des montres. L’or a une très grande signification dans les dots et lors de fêtes religieuses. Et sert de réserve financière en cas de revers économiques. Selon Deloitte, en Inde, la majorité des gens portent des montres traditionnelles, 27% des montres connectées et un quart les deux.
### Une montre en cas d’avancement
Vaibhav Wade a reçu pour son 22e anniversaire un superbe cadeau: «Mon père m’a offert une Rado», se réjouit ce spécialiste des relations publiques de Bombay. En ajoutant que son grand-père avait déjà offert à son père des montres de valeur, c’était la tradition. Pour le collectionneur indien Karan Madan, les montres suisses sont indissociables des occasions particulières: «Lors des mariages, où le cadeau prend beaucoup d’importance, les montres de marque sont appréciées, elles soulignent un statut.» Mais l’occasion d’en offrir peut aussi être de nature professionnelle: de l’avancement, une promotion.
Karan Madan est médecin à Delhi. En 2015, il a fondé le plus grand club de collectionneurs du pays, le «Watch Enthusiasts India». Sa passion était née d’un modèle autochtone, une HMT Limited [abréviation de Hindustan Machine Tools Limited, ndlr]. Depuis, il collectionne avant tout des montres suisses. «Elles représentent le label de qualité par excellence parmi les montres de marque», constate-t-il. Il semble que le loisir de collectionner et d’échanger des montres ait désormais contaminé la classe moyenne indienne.
Un coup d’œil sur l’histoire récente indique que le souhait de posséder de belles montres n’est pas nouveau en Inde. «Dans les années 1960 et 1970 déjà, des Indiens fortunés allaient à l’étranger pour y acquérir des montres. Ou alors certains, travailleurs émigrés, les rapportaient au pays», commente Karan Madan. Avec l’accord de libre-échange, on espère désormais que l’offre de marques réputées augmentera.