
En matière de conseils en investissements financiers, la branche connaît une compétition accrue au niveau international. Les gestionnaires de fortune suisses disposent toutefois de tous les atouts indispensables pour marquer des points dans cette course
Non, les gestionnaires de fortune suisses ne sont pas naïfs. Ils savent que ces prochaines années pourraient être passablement rudes et que la concurrence se fera plus âpre. Mais ils ne paniquent pas pour autant car ils sont persuadés d’avoir la recette pour affronter aussi bien les adversités actuelles que celles qui s’annoncent.
Verena Gross dirige les activités Wealth Management pour la Suisse alémanique chez Pictet: «Dans six ans, les choses n’auront guère changé. En 2030, les relations personnelles avec les clients, un service de qualité et une bonne performance des placements seront toujours à la base du succès.» Pour elle, les grandes banques et les grands gérants de fortune indépendants ont les meilleures perspectives et continueront de croître. Les plus petits, en revanche, connaîtront un passage difficile car chez eux, en cette ère d’hyper-réglementation, les économies d’échelle manqueront à l’appel. Or c’est bien à cela que s’attendent Verena Gross et les autres experts de la branche dans leurs activités clés.
### La Suisse a de l’allure
«Notre pays s’affirmera», pense Jean-Pierre Stillhart, directeur de la clientèle suisse alémanique de la banque Vontobel: «La Suisse est une des places économiques les plus attrayantes et les plus compétitives du monde et, depuis 2009, elle figure dans le top 5 du «Global Competitiveness Report» du Forum économique mondial. Je suis par conséquent persuadé que les gestionnaires de fortune suisses sauront conserver leur compétitivité ou même l’accroître.»
Karsten-Dirk Steffens, directeur de Switzerland Abrdn Investments, se rallie à cet avis: «Je pense que les gérants de fortune et l’ensemble du secteur bancaire de la place financière suisse continueront à se développer positivement.» Vu le nombre de reprises et de consolidations, il se peut certes que la croissance ralentisse un peu, mais le capital à gérer en Suisse et le nombre de clients fortunés devrait continuer d’augmenter, en raison notamment de l’immigration de personnel hautement qualifié.
> Il y a une tendance claire, celle de l’importance croissante des investissements sur les marchés privés
Frank rosenschon, Blackrock«Nous les Suisses, nous sommes souvent trop modestes, déplore Verena Gross, chez Pictet. Mais notre pays devrait être fier de lui et se montrer plus assuré. A l’international, il y a beaucoup de concurrence qui ne manque pas de faire sa promotion. Voyez Hongkong, Singapour, Londres et Dubaï. Or la Suisse a de l’allure: sa place financière est forte, elle dispose d’une infrastructure innovante – pensez à la tokenisation –, de collaborateurs compétents, d’une devise forte et d’un contexte politique stable assorti d’une sécurité juridique solide.» Par ailleurs, la Suisse a mis en pratique tous les standards internationaux.
C’est la tâche du gouvernement et des politiques de préserver et multiplier ces atouts, de soutenir le secteur en assurant la promotion de la place financière sur la scène internationale. «La branche financière a toujours besoin de bonnes conditions-cadres», rappelle Verena Gross.
### Leviers de croissance
Frank Rosenschon, Head of Institutional Client Business Switzerland BlackRock, en est sûr: «Il y a une tendance claire, celle de l’importance croissante des investissements sur les marchés privés, surtout dans des portefeuilles institutionnels, car ils comportent des sources de rendement supplémentaires.» L’experte de Pictet Verena Gross est elle aussi convaincue que les investissements sur le marché privé, comme le private equity, gagneront encore en importance en tant que classe d’allocation.
C’est ainsi que les investissements dans les infrastructures gagnent tant et plus en importance parce que bien des pays misent sur la numérisation et la décarbonation, ce qui ouvre de nouvelles et intéressantes perspectives de placement pour les investisseurs. Il semble que le rôle de l’intelligence artificielle soit également très prometteur, aussi bien comme objet d’investissement que dans les processus internes et l’interaction avec les clients. Cela dit, on ne sait pas encore pour l’heure comment ces tendances évolueront à long terme et quels défis réglementaires elles entraîneront.
### Plus ou moins d’employés?
«La branche de la gestion de fortune va continuer de croître en Suisse, prévoit Jean-Pierre Stillhart, à la banque Vontobel. Mais pour exploiter les opportunités à venir, les entreprises doivent attirer et fidéliser les meilleurs talents. Avec l’avènement de l’intelligence artificielle, nous nous battrons avec encore plus d’ardeur avec les groupes technologiques pour séduire des ingénieurs et toutes sortes d’experts de l’IA. C’est pourquoi nous devons demeurer attrayants aux yeux des jeunes talents.»
Chez Abrdn, Karsten-Dirk Steffens se montre lui aussi très confiant: «Certes, la branche de la gestion de fortune s’est déjà sérieusement consolidée et il y aura sans doute encore de nouvelles consolidations mais, dans l’ensemble, la branche devrait continuer de croître.» Et cela en particulier à cause de demandes de service exigeantes dans des offres financières qui se font de plus en plus complexes. Les grandes banques doivent se concentrer toujours plus sur l’«affluent business», les affaires avec des clients fortunés, pour tenir le coup face à la concurrence. Cela laisse des opportunités de croissance aux family offices, aux gérants de fortune, aux établissements en ligne, etc.
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Chez Pictet, Verena Gross tire un bilan positif: «Avec la disparition de
CREDIT SUISSE, le secteur bancaire a certes perdu des emplois, mais comme la Suisse est bien positionnée à l’international et reste une place financière attrayante, nous partons de l’idée qu’à long terme le nombre de salariés du secteur bancaire demeurera stable.»
En raison de la pression croissante des coûts, de la force du franc, de la concurrence internationale et des opportunités qu’offre l’IA d’automatiser certaines procédures, ce sont surtout les départements situés en aval qui devraient supprimer du personnel. En revanche, l’interface client devrait continuer de gagner en importance.
L’expert de BlackRock Frank Rosenschon partage cet avis: «Le besoin de prestations de service des clients de la gestion d’actifs continuera d’augmenter.» C’est alors qu’on évoque la notion d’_outsourcing,_ d’externalisation de certaines tâches. «La mutation technologique, des produits toujours plus complexes et des exigences réglementaires croissantes renforceront encore cette tendance.» Les clients ont besoin de plus qu’une simple offre de produit, ils attendent de leur gérant de fortune un conseil exhaustif sur le produit et sur leur portefeuille. Frank Rosenschon part de l’idée que cette tendance se poursuivra ces cinq à dix prochaines années.
### Contexte européen
Sur ce point, c’est Karsten-Dirk Steffens qui se montre le plus optimiste: «Il y a une haute probabilité que la Suisse doive encore se rapprocher de l’UE, en particulier en termes de réglementation et de politique financières afin de renforcer le marché intérieur.» Mais elle continuera d’essayer de tracer sa propre voie royale pour se conformer aux prescriptions européennes.
«Ces prochaines années, l’UE se concentrera encore davantage sur elle-même et sur les défis qui l’attendent, pense Verena Gross, de Pictet. Car les difficultés surgissent partout: migration, numérisation, polarisation de la société, vieillissement de la population et endettement des Etats, pour n’en citer que quelques-unes? La Suisse, de son côté, est un des partenaires les plus stables de l’UE. Nous espérons que la nouvelle Commission de l’UE le reconnaîtra et que les relations se stabiliseront tant bien que mal dans les négociations bilatérales.» L’accès au marché de l’ensemble de l’économie suisse, y compris les banques de gestion de fortune, reste un sujet de débat. Mais le verrouillage du marché de l’UE devrait se poursuivre. Les banques d’une certaine taille disposent en général de sites onshore et sont, par conséquent, moins affectées. «Beaucoup de clients de l’UE souhaitent être pris en charge en Suisse, l’UE et ses Etats membres bénéficient d’investissements venus de Suisse, si bien que l’accès au marché est déterminant.»
Yves de Montmollin, directeur de la Banque Bonhôte, se montre moins confiant. Il constate que l’on se détourne toujours plus du libre-échange et que le mercantilisme fait son retour, de sorte que les flux de capitaux sont toujours plus strictement contrôlés. Les grands blocs (Etats-Unis, Chine, Union européenne et un bloc oriental en formation) veilleront avant tout à leurs propres intérêts. La compétitivité et la qualité des prestations de service perdront de leur poids. «Dans ce nouveau contexte qui prend forme, la place financière suisse court le danger de perdre son avantage compétitif», redoute-t-il.
### La durabilité moins en vogue?
Toutes les tendances ne pourront pas être poursuivies. A en croire les observations de Karsten-Dirk Steffens, le placement durable a un peu perdu de son importance dans le segment des investisseurs privés. La grande euphorie des débuts perd toujours plus de son élan. Cela pourrait surtout être lié au fait que, d’une part, une certaine incertitude – pour ne pas dire confusion – a pris le dessus à propos de la crédibilité des produits financiers durables. D’autre part, reste à voir dans quelle mesure les marchés cryptos pourront s’établir.
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## **Opportunités dans le 2e pilier**
L’établissement de gestion de fortune en ligne True Wealth situe particulièrement ses opportunités dans le 2e pilier. Car la tendance à retirer sa rente sous forme de capital plutôt que comme rente a nettement augmenté.
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Felix Niederer, son patron, mise sur des concepts numériques pratiques pour rendre le retrait en capital encore plus attrayant. «Pour une espérance de vie résiduelle de 20 à 22 ans à l’âge de 65 ans, une gestion de fortune en ligne qui propose un rendement avec un taux de récupération du capital que chacun fixe à son gré est une solution très appropriée. Pour cette cible de clients, nous proposons désormais un plan de prélèvement.» Mais les comptes ne jouent que si la gestion respecte scrupuleusement une efficacité des coûts taillée sur mesure.
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## **Fluctuations à la hausse**
Ces dernières années, le secteur de la gestion de fortune en Suisse a vécu quelques fluctuations. Selon le Baromètre des banques 2023 de l’Association suisse des banquiers (ASB), à mi-2023, les actifs gérés par les banques s’élevaient à 8281 milliards de francs, ce qui constitue une hausse de 5,5% par rapport à l’année précédente. En 2022, en revanche, on avait assisté à un net recul de 11,2%, notamment en raison de l’évolution négative des marchés d’actions (voir tableau).
La branche est très fragmentée. A fin 2023, on comptait en Suisse 1852 gérants de fortune. Seule la moitié d’entre eux sont membres de l’ASG, l’Association suisse des gestionnaires de fortune. Les gérants de fortune indépendants veillent sur un montant global de quelque 500 milliards de francs, soit à peine 6% de tous les fonds privés sous gestion en Suisse. Les 94% restants sont confiés aux Big 8 (UBS, Pictet, Julius Baer, UBP, Vontobel, Lombard Odier, Safra Sarrasin et EFG), qui gèrent des actifs de clients au-delà des 100 milliards de francs. Presque un tiers des membres de l’ASG gèrent en revanche des montants inférieurs à 50 millions.