Des clients de banques suisses ont reçu ces derniers temps des courriers les informant que leurs comptes seraient prochainement fermés, sans explication. Les banques mettent en avant la liberté contractuelle, sans davantage justifier leur pratique
On pourrait les appeler les «débanqués». Certains clients de banques suisses vont commencer l’année en se cherchant un nouvel établissement. Ou, pour les plus chanceux, en découvrant leur nouvelle banque. Ces clients, individuels ou PME, ont en effet été priés de fermer leurs comptes récemment, par simple lettre n’expliquant pas les raisons de cette décision. «Nous vous informons que nous résilions la relation d’affaires…», peut-on lire en substance dans les courriers reçus par plusieurs témoins pour cet article. Leurs situations, très différentes, ne montrent a priori par de signaux d’alarme évidents pour une banque, comme des soupçons d’activités frauduleuses ou des liens avec des entreprises sous sanctions par exemple. A chaque fois, les clients concernés ressentent un mélange de surprise et d’injustice. On a demandé des explications aux banques.
En juin 2023, une telle fermeture de compte a tourné au scandale en Angleterre, lorsque la banque Coutts a mis un terme à sa relation d’affaires avec Nigel Farage. Officiellement, l’ex-homme politique ultraconservateur ne disposait plus du seuil minimum d’avoirs demandé par la banque privée (1 million de livres, soit un peu plus de 1 million de francs).
Mais Farage a rapidement découvert qu’en réalité, Coutts ne souhaitait pas être associé aux valeurs qu’il défend, le décrivant dans un rapport interne comme étant «au mieux perçu comme xénophobe» et considéré comme un «arnaqueur malhonnête». Farage s’en étant largement ouvert auprès de la presse et l’affaire a fini par coûter son poste au directeur général de Coutts. La veille, l’homme politique avait demandé sa tête dans les journaux.
### «Un mois pour trouver une autre banque»
Ce cas très médiatisé à l’époque est particulier, dans la mesure où Nigel Farage était classé comme PEP – pour personne exposée politiquement – par sa banque. Ce statut oblige un établissement à surveiller de manière encore plus serrée ce qui se passe sur les comptes des PEP. Rien de comparable avec la situation, très classique, des titulaires de comptes suisses à qui nous avons parlé dans le cadre de cet article.
«Ma banque m’a donné un mois pour lui indiquer les coordonnées d’un compte dans un autre établissement, vers lequel elle transférerait mes avoirs. Dans un courrier assez sec, elle m’a averti qu’à l’issue de ce délai, elle n’accepterait plus mes ordres de paiements et que les transferts en ma faveur seraient retournés à l’expéditeur», indique une employée romande, qui détenait un compte courant et une carte de crédit dans sa désormais ancienne banque.
Cette expérience lui a laissé un souvenir assez désagréable: «Je me suis sentie comme punie sans raison, privée de quelque chose que j’avais depuis des années, alors que j’avais toujours remboursé ma facture de carte de crédit intégralement, chaque mois». Malgré plusieurs tentatives, elle n’a jamais obtenu d’explication claire de son ancienne banque.
### «Rien de nouveau» pourtant
C’est aussi le cas de ce patron d’une PME romande, qui a dû lui aussi chercher une nouvelle banque, pour les comptes de sa société et les siens à titre personnel, l’an dernier. «Je n’ai jamais compris pourquoi, nous détaille-t-il. Je n’avais pas changé de secteur d’activité, le niveau d’activité ou de rentabilité de mon entreprise n’avait pas varié. J’ai dû trouver une autre banque en urgence.»
Ce témoignage recoupe largement celui d’un autre patron de PME en Suisse romande, à la différence près qu’il est binational, suisse et américain. Mais là encore, «ce n’était pas quelque chose de nouveau, que j’aurais caché ou que la banque aurait subitement découvert», résume-t-il, toujours un peu déconcerté.
### Des précédents
Après l’abandon du secret bancaire, les banques suisses ont pratiqué des fermetures de comptes à grande échelle dans les années 2010, dans la gestion de fortune ou même dans la banque de détail, pour se distancier des clients dont les avoirs n’étaient pas déclarés sur le plan fiscal. Par ailleurs, la loi sur le blanchiment autorise à fermer le compte d’un client suspecté de malversation, sans lui fournir d’explications afin de ne pas éveiller ses soupçons, le temps que les autorités enquêtent, nous indique un banquier sous couvert d’anonymat. Enfin, il est compréhensible qu’un compte inutilisé pendant des décennies soit finalement clôturé. Mais là encore, rien de commun avec les situations qui nous ont été décrites.
Alors, pourquoi ces trois personnes sont-elles devenues persona non grata auprès de leur banque? Sur quels critères ces dernières se basent-elles pour faire un tri dans leur clientèle?
Invoquant la réglementation et la confidentialité des affaires, la BCGE «ne fait pas de commentaires sur les relations qu’elle est amenée à entretenir avec sa clientèle». Pour sa part, Raiffeisen relève que «la décision d’ouvrir ou de mettre fin à une relation d’affaires relève de la liberté contractuelle de chaque Banque Raiffeisen indépendante» et que les considérations liées à la rentabilité d’un compte «ne sont pas déterminantes lors d’une éventuelle résiliation des relations d’affaires».
UBS, enfin, répond «contrôler régulièrement ses relations d’affaires selon différents critères» sur lesquels elle ne communique pas. Et rappelle que ses conditions générales permettent à la banque comme à la clientèle «de résilier leurs relations d’affaires avec effet immédiat, sans autre indication de motif». Aucune des banques interrogées n’a répondu à nos questions sur le nombre de comptes qu’elles ferment chaque année.
### Plus de 1000 comptes fermés par jour outre-Manche
Quelle est la véritable ampleur de cette vague de fermetures de comptes? Nos témoins nous ont chacun indiqué connaître d’autres personnes ayant reçu la même lettre d’adieu de leur banque. En Grande-Bretagne, le nombre de comptes fermés par les banques a pris l’ascenseur ces dernières années, [passant de 45 000 en 2016-2017 à plus de 343 000 entre 2021-2022](https://www.theguardian.com/business/2023/jul/30/uk-banks-closing-more-than-1000-accounts-every-day), soit plus de 1000 par jour ouvrable. Ces chiffres ont été obtenus auprès du surveillant des marchés financiers, la FCA, dans le sillage de l’affaire Farage. En Suisse, le surveillant de la finance (la Finma), la Banque nationale ou l’Association suisses des banquiers nous ont répondu ne pas disposer de telles données.
Approché, l’Ombudsman dit être parfois contacté par des clients mécontents de la résiliation de leur compte par leur banque, sans disposer de statistiques précises à ce sujet. «J’ai généralement une certaine compréhension pour l’irritation des clients confrontés à ce type de situation, détaille Andreas Barfuss. Néanmoins, le droit mutuel des parties de résilier une telle relation en tout temps ne peut pas véritablement être mis en question sous l’angle juridique. En outre, les parties n’ont en principe pas à s’étendre sur les motifs de la résiliation.»
En Grande-Bretagne, Nigel Farage a tourné ses déboires bancaires à son avantage. L’ex-politicien a demandé l’ouverture d’une enquête sur ce qu’il considérait comme un scandale, tout en lançant une campagne pour le compte d’individus ayant perdu le leur, des gens que l’on appellerait «débanqués», en bon franglais.