
L’année a été haute en couleur pour Miloo. Mais alors que tout le marché s’effondre, la marque veut prendre le contrepied de tous ses concurrents et ouvrir de nouveaux magasins. De son côté, Wepot a vu un projet échouer cette année, mais a trouvé une solution à son besoin de fonds. Comment réagiront les investisseurs à ces décisions?
«On n’a pas demandé de cash pour l’an prochain: ils sont sortis contents.» Disons-le tout de suite, je n’ai pas pu assister à la rencontre de Miloo avec ses investisseurs. Anna m’en a fait, courant décembre 2023, un débrief très franc et très détaillé. Devant sa présentation ultra-travaillée, elle me rejoue ce rendez-vous stratégique. Elle décortique d’abord finement l’engrenage du surstockage qui a démarré en 2022, les faillites de revendeurs puis de marques qui ont suivi: une véritable dégringolade — «à partir de mars 2023, toutes les semaines il y a eu des faillites, des rachats.» Une consolidation à vitesse grand V. Entre-temps, le coût des pièces détachées a renchéri, or «quand tu surstockes, que tu vends au rabais et que tu payes plus cher tes produits, tu meurs.»
Plus que de l’analyse, Anna s’est livrée à une véritable enquête : «on a eu accès à des données de compétiteurs grâce à des amis dans le secteur. On a compris que certaines marques en banqueroute réalisaient des marges négatives, car ils vendaient à perte, dans le but de grandir.» Un modèle de croissance d’entreprise typique des années 2010: «c’était une stratégie de startup, elle fonctionnait dans un contexte de valorisation de dingue, c’était le modèle Tesla ! On disait : “c’est pas grave, tu lèves beaucoup, tu dépenses beaucoup.» Un fonctionnement qui attire beaucoup moins les investisseurs en 2023. «Ils préfèrent financer un concept déjà prouvé et géré correctement», me confie Anna.
> _Ils nous ont dit qu’on allait tout perdre_
La dirigeante s’est donc efforcée de prouver à son board — trois investisseurs dans trois secteurs d’activités différents — qu’elle méritait leur confiance. La réunion précédente, en avril dernier, avait été vraiment tendue. Ils n’étaient pas du tout contents de la profitabilité de l’entreprise, malgré une croissance de 100 % du chiffre d’affaires : trop lourds, trop de coûts fixes, etc. C’est pour ça qu’on a tellement brainstormé tout l’été pour se repositionner», me confie la dirigeante. «On comprend leurs attentes, mais c’est un méga challenge de naviguer dans ces conditions de marché difficile où nous perdons notre marge à cause des rabais.»
Ces séances sont toujours des moments de stress intense. « Ils viennent avec leur avocat, leur financier — au moins dix personnes au total —, qui posent chacune des questions archi précises. T’essayes de tout préparer bien sûr, mais c’est compliqué.»
Je comprends mieux la présentation bourrée de tableaux, de chiffres. Chaque explication, chaque argument doit être fondé. Et Anna est passée maître en la matière. Elle pourrait se contenter d’une bonne nouvelle : dans ce contexte délétère, Miloo a vu son chiffre d’affaires grimper de 30% en un an. Des ventes qu’Anna décortique pour chaque canal, chaque région, chaque modèle, etc. Ses conclusions ?
• Miloo doit s’orienter vers un nouvel équilibre de produits, plus axé sur les innovations et concepts à forte valeur ajoutée : c’est exactement le virage pris par la marque avec son Explorer et dès 2024 avec ses nouveaux modèles, un vélo aux dimensions durables conçu pour Nespresso et l’«ultra-light» 45 km/h.
• Il faut continuer à construire la marque dans un marché en destruction: le partenariat avec Marco Odermatt est une bonne étape, une autre collaboration en cours avec Nespresso permettra à Miloo un gain de notoriété, et d’avancer sur la durabilité
• De nouveaux shops doivent être ouverts à cet effet.
### Une enseigne de plus, sans lever de fonds
Les investisseurs auraient pu être effrayés par ce choix. Or, c’est ici que l’échange avec eux s’est avéré le plus fructueux, m’assure Anna. «Tous nous ont dit: si vous ouvrez maintenant à Bâle, Berne ou Lucerne — comme on l’avait en tête —, ce sera épuisant et chronophage de construire la marque dans des villes où elle est inconnue. Par contre, l’un d’eux qui est dans le retail nous a confié que le jour où il a ouvert une enseigne dans une ville où il en avait déjà... Il a doublé son chiffre. Et là on s’est dit «mais oui! Tu gardes ton staff, tu n’as aucun investissement marketing!» Et la solution nous a paru comme une évidence, même si on ne l’avait pas vue ainsi.»
Présent à Genève, Miloo se prépare donc à ouvrir une enseigne non loin, dans la ville voisine de Nyon — le tout sans demander de fonds supplémentaires à ses actionnaires. Et finit ainsi l’année sur une note positive. «On a commencé 2023 en se prenant une baffe. On a cru faire faillite. On a fait un voyage — pour la première fois sans enfants — pour commencer à brainstormer. Et puis voilà les chiffres. C’est encore fragile, mais ça va donner le tour », résume Anna. « Et puis dans ce contexte », conclut-elle... « T’as pas le choix. » Comment débriefe-t-elle ces moments intenses, ces grands huit ? « Personne ne peut vraiment comprendre les émotions qu’on vit. En avril après s’être fait doucher par nos investisseurs, c’était le silence radio: on n’a parlé à personne. Et puis sinon on a trois copains startuppeurs, on est toujours au bout de notre vie: on se voit à tour de rôle et on partage nos malheurs !»
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## «Salut Jacquot, tu as fait bonne route? Tu as dormi à Lausanne?» «Oui et j’ai vu votre stand au marché de Noël, il est bien fait!»
Pour Wepot, le meeting d’investisseurs de fin d’année s’avère plus simple, et plus détendu. L’entreprise compte deux actionnaires. Le premier est en voyage en Asie du Sud-Est injoignable par visioconférence. C’est donc le second, le père d’un copain, un homme d’affaires luxembourgeois, sexagénaire à l’allure bonhomme, qui est accueilli un vendredi matin par l’équipe. Le tutoiement est de rigueur, et les formalités minimales — c’est l’ambiance Wepot, que je connais depuis quelques mois maintenant : les galères et les urgences peut-être, mais la chaleur humaine avant tout !

> _Avez-vous été suffisamment durs?_
Avant de passer à la présentation des chiffres — qu’il a lue scrupuleusement à six heures ce matin —, Jacquot fait un rapide tour de l’usine. La météo est au déluge, et Pauline, toujours attentive à la production, peste contre les infiltrations d’eau dans le bâtiment. Elle s’apprête à envoyer un énième mail à la gérance. Jacquot insiste : « demande un rabais... Une moins-value pour ces dégâts. Un propriétaire qui a un bon locataire veut le fidéliser. Et puis qui ne demande rien n’a rien!»
Tout au long de la séance, la pugnacité de l’homme d’affaires transparaît : ne rien laisser passer, challenger chaque choix, questionner chaque option, toujours avec un ton aimable et tranquille. L’opération du presse-agrumes qui ne s’est pas faite? «Vous avez demandé des dommages et intérêts ? Avez-vous été suffisamment durs ? Tout de même, c’est un manque à gagner, à cause de ça vous ne serez pas à l’équilibre cette année.» Les créanciers qui n’ont pas encore payé? «Mettez-leur la pression. Et si vous avez des soucis de découvert, délayez le paiement du loyer, tant que des travaux ne sont pas faits !» Une plate-forme de vente en ligne qui prend de gros pourcentages ? «Et là, il n’y a pas moyen de réduire cette commission?»
L’expert du commerce de détail, qui a réalisé quelques jolies opérations dans sa carrière, livre aussi ses précieux conseils sur l’univers de requins qu’est le retail, (« attention aux contrats “léonins” négociés avec les géants de la distribution, qui ne prévoient pas de quantité minimale à vendre de leur côté ») partage quantité d’idées frappées au coin du bon sens (proposer des ollas aux vendeurs de sapins de Noël en pot, se lier avec des communes — ce que Wepot a en partie déjà initié). Et ouvre facilement son carnet d’adresses, notamment en Autriche, marché que Wepot aimerait ouvrir en 2024, comme l’Allemagne.

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### Bon taux d’intérêt, pas de reporting: un crédit bancaire bien négocié
Bonne nouvelle, si Wepot n’atteint pas l’équilibre cette année, les investisseurs n’auront pas à mettre la main à la poche: un prêt bancaire de 75000 francs est finalement en cours d’obtention — contrairement à l’idée émise lors du challenge board de soutien apporté par des actionnaires. Il permettra finalement de financer le besoin de fonds de roulement de l’entreprise. Jacquot veut tout savoir du contrat. Il est satisfait du taux accordé, mais aussi du fait que la banque en question ne demande pas de reporting «qui exige parfois des ratios entre fonds propres et endettement intenables.»
En trois heures de discussion serrée, ses questions ont mis l’entreprise à nu. Il reste conscient de la fragilité financière de Wepot: «vous êtes vraiment ric-rac, le moindre grain de sable peut mettre en péril votre équilibre!» S’il reconnaît que l’équipe en place est «très débrouillarde», et «a beaucoup progressé depuis l’année passée» — où il avait estimé que leur présentation était «du bricolage» —, Jacquot estime que l’équipe a encore «du pain sur la planche». Son conseil? «Anticipez. Et ne croyez jamais que tout va marcher sur des rails.»